Much Loved connaît un parcours tumultueux depuis Cannes. Pouvez-vous nous raconter ce que vous vivez depuis trois mois ?Tout a commencé un peu avant Cannes. La Quinzaine des Réalisateurs nous avait demandé quatre extraits pour leur site, comme il est d’usage pour tous les films sélectionnés. Aussitôt, ces extraits ont été piratés et balancés sur le net, vu des millions de fois, particulièrement au Maroc, où un climat d’hystérie absolument incroyable s’est répandu à travers les réseaux sociaux. En parallèle des projections, on nous assassinait sur la toile… Au lendemain du retour de Cannes, le ministre de la communication marocain, suite à cette campagne basée sur quatre extraits d’une minute, interdisait le film avant même que le visa d’exploitation n’ait été demandé. On a tous depuis fait l’objet d’insultes diverses et de menaces de mort. Une page Facebook s’est créée avec 4000 personnes « likant » mon exécution…Pendant ce temps, un camp de soutien semble s’être créé. En France, mais aussi au Maroc…Oui, c’est devenu une guerre de tranchée. Entre-temps, il se trouve que la société marocaine a connu d’autres soubresauts au niveau des libertés civiles fondamentales. Des filles ont été poursuivies parce qu’elles circulaient en jupes, deux homos ont été arrêtés, un travelo lynché en pleine rue… Tout ça a créé un sursaut, un réveil citoyen, dont le film a peut-être été le déclencheur. Ce que vous montrez très frontalement de la prostitution, et plus généralement du statut des femmes dans le monde arabe, on ne l’a jamais vu sur un écran…J’ai rencontré près de 300 filles pendant deux ans et demi. Un travail d’anthropologue, de journaliste, plus que de cinéaste. Et en cours de route, je me suis rendu compte que j’avais un point de vue. Des choses à montrer.Les scènes de fête, avec clients saoudiens ou touristes français, présentent un vrai défi de cinéma : Être avec elles sans les juger… Comment les filmer ? Avec quels moyens ? Dans quelle énergie ? Comment retranscrire ce naturalisme et donner le sentiment qu’on est à leurs côtés, dans cette villa, dans ce club à touristes, en train de les regarder travailler ?>> Rencontre avec les actrices de Much Loved">>>> Rencontre avec les actrices de Much LovedLe regard que vous posez sur elles est plein d’admiration, de beauté.Elles m’impressionnent. J’ai essayé de comprendre au début comment elles pouvaient survivre. Elles jouent un rôle pivot dans la société marocaine. Elles font vivre des centaines de milliers de gens par leur fruit de leur travail, même si on refuse de l’admettre. En échange ? On leur crache à la gueule… Non seulement elles survivent mais ce sont des guerrières, des amazones, revendiquant pleinement leur féminité et leur religion. Le monde arabe est en pleine mutation, secoué par des bouleversements géopolitiques profonds. Et l’humain dans tout ça ? On parle des grandes révolutions mais pas des petites révolutions individuelles, de ces gens marginaux qu’on ne voit pas, qu’on ne veut pas voir. Ce sont ces révolutions-là qui m’interpellent.Much Loved est un film d’actrices. Quatre filles à l’état brut, quatre immenses découvertes…Je les ai trouvé pendant ce travail d’enquête dont je vous parlais. Elles avaient approché le milieu de la prostitution d’une façon ou d’une autre et ce qu’elles dégageaient m’attirait. Elles ne sont pas encore actrices parce que le film n’est pas sorti, et qu’elles n’ont pas encore été vues pour ce qu’elles sont : des actrices qui ont fait un putain de travail. Je pense qu’elles auront vite des propositions. J’espère…Loubna Abidar est incroyable.Il y a ce plan magnifique dans le restaurant où vous ne pouvez pas vous détacher d’elle… Elle est d’une puissance romanesque rare, comme l’étaient les stars américaines des années 60. Dans cette scène du restaurant, j’ai envie de rester avec elle, de tout emmagasiner. Elle « envoie » tellement.Après Les Chevaux de Dieu, Much Loved assoit votre statut de cinéaste coup de poing. Sur des sujets pareils, il faut y aller fort ?J’aime la pudeur du cinéma iranien, la crudité de certains films coréens. Et ce n’est pas parce que je viens d’une région qui s’appelle le monde arabe que je dois considérer que là-bas nous sommes des extra-terrestres ou qu’il existe des moyens d’expression cinématographiques qui me seraient interdits. Je décide en faisant ce film que l’ultra-naturalisme est la clef de tout.Mais parce que vous faites des films aussi concernés et aussi actuels sur le monde arabe, ils nous parviennent socialement « chargés »...« Concernés », c’est le bon mot. Je me sens concerné par cette société dans laquelle j’ai décidé de poser mes valises il y a maintenant quinze ans. Une société fascinante, souvent représentée avec trop de compromis, trop de tamis. Je ne sais pas si c’est de l’autocensure ou une réelle incapacité à nous regarder dans le miroir avec vérité. Le brut, le rêche, est pourtant à portée de main. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Et regarder.Interview Benjamin Rozovas Much Loved de Nabil Ayouche avec Loubna Abidar, Asmaa Lazrak, Halima Karaouane sort le mercredi 16 septembre dans les salles. Et voilà la bande-annonce :
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