Plus d’un an après son carton plein à Sundance, le film du Coréen Lee Isaac Chung vient d’être récompensé aux Golden Globes et aux Oscars. Retour sur la création d’une œuvre imaginée comme l’ultime geste d’un réalisateur et qui est finalement devenue son passeport pour la gloire.
A 40 ans, Lee Isaac Chung s’était dit qu’il était temps de passer à autre chose. Que le cinéma n’était finalement pas fait pour lui et qu’au bout de trois longs métrages, il valait mieux en rester là. Il était évidemment alors à mille lieues de rêver à ce qu’il est en train de vivre désormais avec son quatrième film Minari, qui collectionne les prix, de Sundance 2020 aux Oscars 2021. "Je venais juste d’être engagé pour devenir prof en Corée. J’avais six mois de libre avant de partir. J’ai donc décidé de me lancer dans ce qui serait mon tout dernier scénario. Pour moi qui n’avais jamais fait de film personnel, c’était l’occasion ou jamais !" Ainsi naît le portrait de cette famille américano- coréenne – inspirée par la sienne – déménageant dans une petite ferme de l’Arkansas au cœur des années 80. Un film qui va permettre à celui qui se pensait perdu pour le 7e art de revenir au centre du jeu.
Minari : un film lumineux mêlant les genres avec une dextérité enveloppante [critique]Car ce goût pour le cinéma, Lee Isaac Chung le doit à son père. "En Corée, il passait son temps libre dans des salles où, pour un dollar, on pouvait voir des films américains en deuxième ou troisième exploitation. Les copies étaient si abîmées qu’il avait fini par croire qu’il pleuvait toujours aux États-Unis !", se souvient-il en souriant de l’autre côté de notre connexion Zoom. "Son héros c’était James Dean. Et c’est la vision de ces films qui lui a donné envie d’aller vivre dans ces paysages américains pour se créer une nouvelle vie avec sa famille."
Cette passion, il la transmet naturellement à son fils, né à Denver en 1978, qui va cependant s’y reprendre à deux fois avant de se décider à en faire son métier. "J’adorais écrire mais en intégrant Yale, je me suis senti nul par rapport aux autres." Il s’oriente donc vers des études de médecine... avant que le cinéma ne le rattrape. Grâce à la découverte des longs métrages de Wong Kar-Wai, puis aux cours qu’il décide de suivre – en dernière année de médecine – avec Michael Roemer, le réalisateur de Harry Plotnick, seul contre tous, qui pousse ses étudiants à signer chaque semaine un petit film en vidéo.
Si ce déclic met définitivement fin à son ambition de devenir médecin, Lee Isaac Chung n’a pas pour autant de plan de carrière. Pas plus que de scénarios dans ses tiroirs. La preuve ? Son premier long, Munyurangabo, va naître en 2007, sans aucune préméditation, au Rwanda où il a accompagné sa femme art-thérapeute venue porter secours aux victimes du génocide. Sur place, il commence à donner des cours de cinéma avant de se lancer, sur une base de neuf pages écrites avec un ami, dans la réalisation d’un film en s’appuyant sur ses étudiants pour l’équipe technique et des non-professionnels issus d’orphelinats locaux comme comédiens. Le film va connaître une carrière dingue... jusqu’aux marches de Cannes où il est sélectionné à Un certain regard et qualifié de chef-d’œuvre par le très influent critique américain Roger Ebert.
L’impasse
La rampe de lancement idéale donc. Mais d’envol, il n’y aura point. Ses deux longs suivants – Lucky Life en 2010 et Abigail Harm en 2012 – passent inaperçus. Le réalisateur comprend qu’il s’est enfermé dans une impasse. "En faisant des films sous influence assumée de Tarkovski, Hou Hsiao-Hsien ou Kiarostami, je courais après un cinéma qui ne me ressemblait pas et pour lequel je n’étais pas fait." L’envie de se reconnecter à un cinéma moins auteurisant va donc être à l’origine de Minari. Avec un drôle de coup de pouce du destin, ou plus précisément un nom qui vient soudain résonner à ses oreilles, sans qu’il puisse encore aujourd’hui expliquer pourquoi. Celui de Willa Cather. Une romancière américaine, considérée par Faulkner comme l’un des plus grands auteurs du XXe siècle et dont il découvre que les œuvres viennent de tomber dans le domaine public. Il s’intéresse particulièrement à l’une d’elles, My Antonia, dont le récit des années de jeunesse de l’auteur passées dans une ferme du Nebraska fait écho à son enfance dans l’Arkansas.
Spontanément, il envisage de l’adapter avant de découvrir que Willa Cather avait haï de son vivant la seule adaptation de son travail (A Lost Lady avec Barbara Stanwyck) et que, sur son lit de mort, elle avait émis le souhait que plus personne ne transpose ses œuvres sur grand écran. Lee Isaac Chung décide alors de respecter sa volonté et de se concentrer sur ses propres souvenirs d’enfance. "Un après-midi, j’ai commencé à coucher sur une feuille des images, des détails, des moments... Et, assez vite, j’ai vu que je tenais l’arc d’un récit avec ce père de famille coréen qui, installé depuis des années aux États-Unis, décide, sans prévenir quiconque, d’acheter une ferme et d’y installer sa tribu." Minari (du nom de la plante qu’a apportée dans ses bagages sa grand-mère quand elle les a rejoints) sera donc son premier film autobiographique. Un exercice auquel s’attellent généralement les cinéastes à leurs débuts. "J’étais alors trop immature pour me pencher sur ce passé-là. J’avais besoin de vivre d’autres expériences. Et, pour comprendre mes parents, de devenir père moi-même. Ce n’est pas un hasard si je me suis senti prêt alors que j’ai exactement l’âge qu’avait mon père quand il a décidé de s’installer dans cette ferme... et que ma fille a l’âge qui était le mien à cette époque."
Pour autant, Lee Isaac Chung entend dépasser le simple aspect personnel. "Comme je pensais que ça allait être mon dernier film, j’avais envie d’aborder plein de sujets différents." Parler de famille donc, mais aussi de nature, de religion (il existe une communauté chrétienne très influente dans le village où la famille s’installe) ou encore du rêve américain. Cette idée de multiplicité des thèmes se retrouve aussi dans le mélange des inspirations qui l’accompagnent dans l’écriture. Les 400 coups de Truffaut (pour la figure de l’enfant), Stromboli et Voyage en Italie de Rossellini (pour la relation de couple des parents) ou la romancière Mary Flannery O’Connor dont il apprécie le talent à développer des personnages pas forcément sympathiques au premier abord. "Il était essentiel pour moi de ne pas classer mes personnages en bons et méchants. De faire en sorte que les spectateurs tombent amoureux des membres de cette famille pour leurs défauts autant que pour leurs qualités."
D’emblée, lui apparaît tout aussi essentiel la langue du récit. "Je n’imaginais ce film qu’en coréen. Faire parler anglais mes personnages aurait signifié observer cette famille à travers un regard américain, celui de la culture majoritaire. Or, avec Minari, j’ambitionnais l’inverse : parler de ma culture et la faire partager." On pourrait croire que ce fut un obstacle à son financement. À tort. "D’abord parce que le film ne coûtait pas cher. Ensuite, parce que ma productrice, américano- coréenne, a immédiatement été d’accord." C’est alors qu’il exerce comme prof en Corée depuis septembre 2018 qu’il apprend, au printemps 2019, que Minari va voir le jour, Plan B [la société de production de Brad Pitt] ayant été séduite par le scénario et par le choix de Steven Yeun (Burning et The Walking Dead) pour tenir le rôle du père. "Une fois le scénario terminé, je n’ai pensé qu’à Steven, mais j’étais intimidé à l’idée de lui en parler." Alors même que Yeun est marié avec sa propre cousine ! C’est finalement leur agent commun qui établira le contact et mettra ainsi définitivement le film sur la route du financement, car dans la foulée de Plan B, A 24 entre dans la boucle pour un tournage à l’été 2020.
Souvenirs, souvenirs
Lee Isaac Chung rentre de Corée avant la fin de l’année scolaire, complète son casting en engageant notamment dans le rôle de la grand-mère Youn Yu-jung [qui a reçu l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle], doyenne du cinéma coréen et idole de la famille. Puis il se lance dans une préparation express, avec son directeur de la photo, Lachlan Milne. "Je vivais encore en Corée quand on a échangé pour la première fois par Skype. J’avais repéré son travail dans des films, des séries comme Stranger Things et des pubs. Je trouvais qu’il avait cet œil particulier pour la lumière naturelle que je recherchais, une capacité à y faire naître de la poésie."
Cette obsession du naturel va aussi guider le cinéaste tout au long des cinq semaines de tournage. En particulier dans son travail avec les comédiens. "Sur le tournage, j’ai essayé de les surprendre au maximum, en faisant par exemple tout pour que Youn Yu-jung et les enfants n’interagissent pas hors du plateau afin que leur rencontre à l’écran soit vraiment la première, ou en cachant à certains comédiens ce qu’allaient faire leurs partenaires dans certaines scènes." Avec, tout au long de ces journées, l’émotion de voir ses souvenirs remonter à la surface au fil d’un projet dont ce grand pudique a caché la réelle teneur à sa propre famille jusqu’à la toute fin du montage. Étape où il décidera d’ailleurs de couper le texte en voix off qui devait clore le récit. Parce que le message d’amour est dans le film et qu’il n’y a nul besoin d’en rajouter. Comme le symbole que Minari ne lui appartient plus. Au point de bouleverser son destin, puisque celui qui pensait arrêter sa carrière après cet ultime film devrait réaliser l’adaptation live du chef- d’œuvre de l’animation nippone, Your Name. Quant à la ferme de ses parents, bien qu’ils aient déménagé dans le Colorado, elle existe toujours et toute la famille s’y retrouve régulièrement pour la maintenir en l’état.
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