Avant de recevoir le Prix Lumière un peu plus tard dans la soirée, Francis Ford Coppola était vendredi 18 octobre au Théâtre des Célestins de Lyon pour un dialogue avec le public. Drôle et passionné, le cinéaste a dispensé ses conseils et ses histoires. Les voici.
Il prévient d'emblée la salle : « le cinéma est un art jeune. Il n’y a pas de maître ou très peu. Peut-être que Martin Scorsese en fait partie d'ailleurs... En tout cas ce n'est pas mon cas, je suis, je me considère comme un étudiant. Je dis cela parce que ça n'est pas une masterclass... je préfère le terme de conversation. »
Pendant plus d'une heure, Francis Ford Coppola a donc livré ses conseils, appuyés sur une expérience hors-norme. Il a déroulé ses succès, ses échecs, pour en tirer des éclairages sur tous les sujets (la relation au producteur, la partie financière, l'acting, l'écriture...). Comme on n'a pas tous les jours le cinéaste de Apocalypse Now, du Parrain, du Parrain 2, de Conversation Secrète ou de Dracula sous la main, on s'est dit que le mieux, c'était de lui laisser la parole. De se contenter d'ouvrir les guillemets. Voilà donc le meilleur d'une heure et demie avec Francis Ford Coppola.
L'origine d'un film
"Parfois je fais un rêve et c’est le début du film. Mais généralement je réfléchis à un thème. Que je peux résumer en un mot ou deux. Pour Conversation secrète c’était l’intimité ; pour Le Parrain c’était la succession ; et pour Apocalypse Now la morale. Ce thème informe le reste du film dans sa globalité. Il y a des questions qui se posent toujours, comme : comment commencerait le film ? Quels costumes les acteurs doivent ils porter ?... La plupart du temps je sais instinctivement répondre à ces questions, mais quand je ne le sais pas – et n'oubliez pas que le réalisateur doit répondre à des centaines de questions par jour – c'est le thème qui me permettra de trouver une solution. C'est pour ça que je dois y penser et que cette réponse permet de résoudre tous les problèmes. Le thème vous aide à tout résoudre."
« Les idées qui feront qu'on vous vire à vos débuts seront celles qui vous vaudront des honneurs plus tard »
"J'ai fait de nombreuses recherches pour écrire le script de Patton. J'ai lu tout ce que j'ai trouvé. C'était un homme excentrique, un gentleman du Sud qui récitait de la poésie, croyait en la réincarnation. Je me suis dit qu'il fallait ouvrir le film avec lui qui s'avance vers le spectateur, avec ses décorations, ses armes, ses galons, et qu'il s'adresse au public comme il faisait avec ses troupes, pour les exciter. Le discours qu'il tient est un agrégat de trois ou quatre vrais discours – je n'ai rien ajouté. Il vous parle comme si vous étiez son armée. A l'origine c'était Burt Lancaster qui devait faire le film, mais il n'aimait pas cette entrée en matière, parce que, disait-il, Patton au début du film n'est pas encore le général 2 étoiles qu'il allait devenir. Pour lui ça ne faisait pas sens de commencer par ce principe, mais moi je voulais justement débuter en le montrant au sommet de sa gloire. Je sais aussi qu'il n'aimait pas le fait que Patton croit en la réincarnation – Patton était persuadé d'être la réincarnation d'un soldat de Napoléon... c'était trop bizarre pour Lancaster. J'ai donc été viré du projet. Et des années plus tard, ils ont proposé le rôle à Georges C. Scott qui, lui, n'aimait pas le script validé par Lancaster. Quelqu'un a mentionné «le script bizarre d'un jeune scénariste » et c'est comme ça que j'ai été réembauché. Moralité : n'oubliez jamais que les idées qui feront qu'on vous vire à vos débuts seront les mêmes qui vous vaudront plus tard les honneurs et le fait d'être réembauché !"
La découverte du cinéma
"J'étais étudiant en théâtre. A la base, je voulais faire de la physique nucléaire, mais j'ai échoué deux fois de suite alors j'ai laissé tombé. Mais j'étais fort en électricité. Je pouvais transformer une boite de conserve en moteur ou en radio. Un peu par dépit et surtout parce que c'était là que se trouvaient les filles je me suis retrouvé dans le département théâtre. Je m'occupais de la lumière pendant les pièces. J'ai adoré ces années-là. Et puis un après-midi, je me retrouve à la séance de 16h au cinéma. La salle est vide et je découvre Octobre. C'était un film muet, sans musique. Mais je n'en croyais pas mes yeux ni mes oreilles : rien que par le montage on pouvait tout entendre. J'ai tout laissé tomber pour aller étudier le cinéma à UCLA. Je n'avais pas un rond et un jour, j'ai été embauché par Roger Corman. C'était un réalisateur très économe, très près de ses sous même. Mais j'ai pu me retrouver sur des films où jouais Vincent Price comme la Tour de Londres ; je coachais les acteurs et surtout, j’ai appris à faire du cinéma sans argent. Car ce fut surtout, venant du théâtre, une occasion fabuleuse d'apprendre le cinéma. Une école du cinéma DIY. Et, vous savez quoi ? j'étais payé. Je bossais beaucoup : je nettoyais même sa voiture. Il me donnait 95 dollars par semaine"
Le son et le numérique
"L'école de San Francisco – Carol Ballard, Phil Kaufman, George Lucas – a été à l'origine de deux évolutions importantes dans le cinéma d'aujourd'hui. D'abord le travail sur le son. On savait que, dans un film, le son compte pour la moitié de l'expérience, et c'est aussi ce qui coûte le moins cher. C'est pour cela qu'on s'est focalisé sur le son dans nos premiers films. Dolby était une entreprise de San Francisco. On n'avait pas d'argent, on devait donc redoubler d'imagination pour combler nos lacunes économiques et le son nous a paru un bon moyen... La décision de passer au numérique vient aussi de là, du sentiment que le numérique nous amènerait de la liberté et nous permettrait d'économiser de l'argent. George Lucas faisait des films qui nécessitaient beaucoup d'effets digitaux. Et sa réflexion – qui reste controversée – fut de se dire : pourquoi tourner en film alors que je vais devoir passer en digital ? Pourquoi ne pas directement tourner en numérique ? Ce fut une décision qui nous a amené à la situation d'aujourd'hui. Le son est d'abord passé en numérique, puis le montage et enfin la projection qui achevait la conversion.
Etrangement, notre bande de réalisateurs fauchés a conduit à la révolution qu'on connaît tous."
« L'écriture et l'acting sont l'hydrogène et l'oxygène du cinéma »
"L'écriture et l'acting sont l'hydrogène et l'oxygène du cinéma. Ce sont les deux piliers d'un film et vous avez besoin des deux. Vous pouvez avoir une belle photographie, une bonne musique, mais il faut impérativement que l'écriture soit solide et que le travail avec les acteurs soit à la hauteur du projet. Si vous n'en avez qu'un, alors ça ne marchera pas.
Je sais que quand on adapte un livre ou une pièce, c'est l'auteur qui a écrit le livre ou la pièce d'origine qui a fait le gros du boulot. C'est pour ça que, quand j'ai adapté un roman, j'ai toujours mis le nom de l'auteur au dessus du titre du film – c'est Le Parrain de Mario Puzo ou le Dracula de Bram Stoker pas de Coppola. De grands cinéastes avaient de très grands auteurs pour les accompagner – même Fellini. L'écriture est fondamentale ! Je ne vous apprends rien : ici, en France, vous avez de très grands auteurs qui ont changé la forme du roman ou du théâtre. Flaubert, L'abbé Prévost qui a écrit Manon Lescaut ; Racine, Corneille... Vous êtes bien placés pour savoir que nous ne sommes que des nains sur les épaules de géants.
Pareil pour les acteurs. J’ai beaucoup de mal quand j’entends dire qu’un réalisateur a obtenu une performance incroyable d’un acteur ! C'est l’acteur qui fait le boulot : le réalisateur ne fait que l'aider, en créant un climat pour qu’il puisse s’exprimer correctement et qu'il n'ait pas peur... Parce que c'est très effrayant de jouer. Un violoncelliste a son instrument entre le public et lui. L’acteur n'a pas de protection, il est seul, il est son propre instrument. On doit être là pour l'aider même si ça prend des chemins parfois différents. Certains veulent que vous soyez là pour les coacher, d'autres veulent juste que vous les regardiez. Certains veulent faire 2 prises, d'autres 32 – et comment vous faites quand vous avez les deux en même temps ?"
Apprendre, toujours apprendre
"J’ai toujours changé de registre. J'ai envie d’expérimenter, d'essayer des choses différentes. J’ai commencé par faire des films de gangsters. J’aurais pu faire ma carrière en faisant des films de gangsters. Mais je suis allé aux antipodes. J’ai fait un musical, puis un film de vampire en intérieur... D'abord parce que je voulais savoir à quoi j'étais bon. Pour que plus âgé je puisse me dire : ok c'était ça que je savais faire. Chaque film était une expérience pour trouver mon propre style. Et je voulais apprendre ! Mais ça allait contre l'esprit du système, ce besoin de se renouveler. Ainsi, au moment de commencer Apocalypse Now, j'avais beaucoup de succès, j'avais eu quelques prix. Mais personne ne voulait que je fasse Apocalypse Now. L'apprentissage est l'une des rares sources de plaisir qui ne fait pas grossir, qui ne donne pas de diabète et qui n'énerve pas votre femme. Combien de choses vous procurent du plaisir sans avoir d'effets nocifs ? La musique peut-être...
Par ailleurs, faire des films dans des genres différents m'a toujours permis d'avancer dans chaque projet comme en terre inconnue. Et ce risque était très excitant."
La place de la caméra
"Il m'est arrivé d'avoir des moments de terreur en débarquant sur un plateau. Mais pour la place de la caméra il faut toujours se demander ce que doit voir le spectateur ? La question au fond c’est celle du point de vue. De quel point de vue la scène doit-elle être racontée ? Est-ce que c'est du point d'un personnage ? Est-ce que c'est un point de vue omniscient ? C’est une question essentielle et je rapporterais ça à l'histoire du roman. Le roman moderne apparaît au moment où des auteurs se posent la question de la focalisation. Dans Anna Karenine, Tolstoi a fait le choix de multiplier les points de vue, et les chapitres alternent les points de vue (celui du Prince et celui d’Anna). Ce choix là, qui a redéfini le roman, est au cœur de l'évolution du cinéma. Est-ce qu'on épouse un point de vue donné ou est-ce qu'on cherche à s'en défaire ? Mais au fond on y répond aussi quand on choisit le thème de son film. Pour Le Parrain, j'avais décidé de raconter une histoire classique, celle d'un père et de celui qui sera son héritier. J'ai décidé que le style devait être classique. J'ai privilégié un objectif de 40mm, plus doux et proche de l'oeil humain ; la caméra devait être à la même hauteur et ne pas bouger, pas de pano... on a suivi des règles très contraignantes. Pour Apocalypse Now, c'était le contraire. La caméra était comme un stylo qui bougeait sans cesse, trouvant son sujet et montant très vite. Le Vietnam c'était un fusible qui saute, une fusée qui partait avec trop de puissance. Bref, j'en reviens toujours au thème. Classique, shakespearien pour Le Parrain ; l'excès, l'outrance pour Apocalypse Now."
La série télé
"Ce qui m'intéresse c'est faire les films que j'ai en tête. Je sais bien que le cinéma a un aspect financier, que c'est un business, mais ce n'est pas ce qui m'intéresse. Ce que je veux, c'est travailler le thème qui m'importe et être sur que j'apprendrai quelque chose à travers ce processus. Est-ce que je pourrais faire une série ? Je vois bien qu'il y a des contraintes financières très lourdes qui pèsent sur les séries. On ne dit pas fais la série que tu veux, mais plutôt fais une série sur ça ou ça. Et il y a cet algorithme... Aujourd'hui ce qui alimente les séries ce sont des algorithmes qui vous disent ce qui va fonctionner et ça devient des enjeux industriels. C'est la perception que j'en ai. La jeunesse devrait se méfier de l'appât du gain et de l'attrait de l'enrichissement. Quand on fait fortune, c'est forcément au détriment d'autres. Si on amasse des richesses, il y a nécessairement des gens qui s'appauvrissent."
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