Rencontre avec le directeur artistique du jeu de samouraïs de la PS4.
Avec The Last of Us 2, Ghost of Tsushima est l’autre gros morceau de la fin de vie de la PS4. Un jeu de samouraïs dans un monde ouvert visuellement splendide, qui fait la part belle aux combats à l’épée, mais aussi à la contemplation. Rencontre avec Jason Connell, directeur artistique du studio Sucker Punch.
Vous vous souvenez du moment où l’idée de créer un jeu de samouraïs en open world est née ?
Ça remonte à loin. Juste après la sortie d’inFamous : Second Son [en 2014], on savait déjà qu’on voulait faire un tout nouveau jeu, un truc entièrement neuf. Donc on a commencé à lancer des idées, et le mot « samouraï » a fini par se retrouver sur le tableau blanc. J’ai trouvé ça surexcitant, et en même temps ça me faisait un peu flipper. Ça voulait dire qu’on était sur la bonne piste. Quand un projet te fait peur, c’est qu’il est risqué : tu sais que ce sera dur, mais que ça en vaudra sûrement la peine. Comme on fait partie de Sony, on s’est dit qu’on pourrait avoir accès à des experts de la culture japonaise, et qu’on bénéficierait de l’aide de Sony Japon sur le script. On a pitché l’idée à Shuhei Yoshida (NDLR : alors président de Sony Interactive Entertainment Worldwide Studios) et il a adoré, il était vraiment à fond. On lui a même parlé de Ghost of Tsushima avant d’évoquer le jeu avec toute notre équipe.
Vous saviez déjà à quoi vous vouliez que le jeu ressemble visuellement ?
Pas vraiment. J’avais surtout besoin de comprendre ce qu’allait être le feeling du jeu. Et pour moi, ça passe par ces moment de « vide », quand le joueur vient de terminer une mission et doit décider de la suite. C’est là qu’on ressent pleinement l’univers d’un jeu. Il en découle des tas de questions sur l’utilisation de la musique et l’esthétique générale : à quoi ressemble ce monde ? Comment dépeindre le Japon féodal à la fois fidèlement et respectueusement, dans un environnement mi-réaliste, mi-sérieux ?
Comment avez-vous trouvé la réponse ? En regardant plein de films de samouraïs, ou en laissant votre imaginaire travailler ?
Un peu des deux. J’étais fan des films d’Akira Kurosawa, mais j’étais loin d’avoir vu toute son oeuvre. Donc j’ai commencé par rattraper mon retard. Je me suis beaucoup inspiré de Ran, dont la photographie et la composition sont absolument spectaculaires. La période est différente et il y a des armes à feu dans le film, mais le plan du château qui brûle m’a profondément marqué. Pour le jeu, ça m’a fait prendre conscience du potentiel épique des scènes avec des châteaux. Pas besoin d’en faire cent, mais il fallait qu’à chaque fois ce soit mémorable. Et puis je me suis aussi inspiré d’autres jeux vidéo comme Zelda : Breath of the Wild, et plus globalement de plusieurs titres japonais à l’esthétique très marquée, comme Shadow of the Colossus. À la fois comme une référence visuelle et de gameplay : quand on est à cheval dans Shadow of the Colossus, il y a quelque chose d’extrêmement cinématographique. C’est ce qu’on voulait.
Ghost of Tsushima est effectivement très cinématographique, et en même temps il n’essaie jamais de « cacher » les phases de gameplay. Votre but n’est pas de faire oublier qu’on est en train de jouer. Au contraire.
Merci de le remarquer. C’est la marque de fabrique de Sucker Punch : on pense toujours à l’expérience du joueur, on veut qu’il s’amuse manette en main et pour ça il faut que les séquences de gameplay soient à la hauteur. Ce qui a d’ailleurs compliqué la transition vers quelque chose de plus cinématographique avec Ghost of Tsushima. inFamous et Sly Cooper sont des jeux très funs, mais jamais je ne dirais qu’ils sont cinématographiques. Donc il a fallu trouver le bon équilibre. Je vais vous donner un exemple avec la façon dont on a abordé les chevaux : on ne voulait surtout pas d’une sorte de simulateur équestre, que ce soit une corvée de monter dessus et d’en descendre. Parce que c’est une chose que le joueur va faire un million de fois dans le jeu. C’est pour ça que manoeuvrer avec son cheval est facile : on prend plaisir à se promener sur l’île, à cueillir des fleurs ou des objets sans s’arrêter. Mais on aurait très bien pu choisir une autre philosophie de jeu et forcer le joueur à descendre du cheval, à aller à pied jusqu’à l’objet, puis lancer une animation spécifique pour le ramasser. Les deux choix sont totalement valables, mais pour Ghost of Tsushima, il était évident qu’on voulait éviter de trop aller vers le côté simulation.
Vous parlez de Red Dead Redemption 2, là ?
En partie, oui. C’est un jeu incroyable, mais nous n’avions pas du tout le même objectif. On voulait vraiment appuyer sur le côté plaisant, et vous immerger dans un Japon féodal pas forcément à 100 % réaliste. Mais en ne perdant jamais de vue l’idée de vous faire ressentir ce qu’était d’être un samouraï à cette époque.
Il y a une idée assez géniale dans le jeu : le joueur est guidé vers sa destination grâce au vent. Ce qui évite de surcharger l’écran et renforce l’immersion.
Ah, je suis content que ça vous plaise. C’est mon élément préféré du jeu. C’est peut-être un peu égocentrique, mais j’ai beaucoup participé à le mettre au point. Je crois que ça marche bien d’un point de vue poétique, et j’avais vraiment envie de rester minimaliste avec l’ATH. Qu’on évite d’afficher une petite carte à l’écran. Un jour, j’ai réalisé à quel point la gestion du vent était incroyable dans notre jeu. Je le voyais distinctement souffler dans une direction, et je me suis demandé s’il ne serait pas possible de guider le joueur avec. J’ai demandé à un de nos développeur de travailler sur un prototype. J’ai viré toute l’interface, et voilà, ça marchait à la perfection. C’était trop cool, il fallait absolument qu’on s’en serve.
Vous parliez de Kurosawa tout à l’heure. Vous lui rendez hommage à travers un mode qui permet de faire toute l’aventure en noir et blanc…
Quatre mois après le début du développement - donc vraiment tout au début -, je me suis dit qu’il nous fallait un mode en noir et blanc. C’était sûr et certain. Mais je pensais plutôt que ce serait un filtre dans le mode photo. Et puis peut-être deux ans plus tard, ça m’a soudainement frappé : il fallait qu’on puisse faire le jeu en entier de cette façon. C’était un sacré challenge, parce qu’on se sert beaucoup de la couleur pour orienter le joueur. Donc il a fallu repenser les icônes sur la carte, changer un peu leurs formes…
Ce qui colle très bien avec un jeu extrêmement minimaliste visuellement.
Pour en arriver là, ça a demandé beaucoup de travail. Depuis l’idée initiale, on n’a pas arrêté de changer le design du monde de Ghost of Tsushima. On coupait des arbres, on en rajoutait, on les bougeait… Des tas de questions se bousculent dans votre tête, il y a de quoi devenir dingue : et si à la place d’un arbre à cet endroit, on mettait un champ ? Ou mieux, une montagne ? Ou alors pas de montagne ? (Rires.) C’est sans fin. Jusqu’à la moitié du développement, il y avait une forêt incroyablement dense. Genre vraiment super dense, au point qu’on ne voyait rien d’autre quand on était dedans. Sauf qu’on voulait ouvrir la vue, qu’on puisse se sentir libre d’aller à n’importe quel endroit qu’on repère de loin. Donc on a déboisé autant que possible. La question de l’environnement a été constante au cours du développement. Dans le jeu, il y a quarante écosystèmes différents, chacun avec ses types d’animaux, ses sons, ses insectes… Certains sont uniques, avec des couleurs très marquées. Comme une forêt dorée ou un champ de fleurs rouge vif. Ça change fondamentalement ce que ressent le joueur.
C’est aussi dans l’utilisation de la couleur que se joue l’aspect cinématographique du jeu.
Tout à fait. Je voulais beaucoup de bleus et de verts naturels dans l’arrière-plan, mais surtout pas trop de blancs. Pour moi, le blanc est anti-cinématographique. S’il y en a trop, sans que je ne me l’explique vraiment, tu n’as plus l’impression d’être dans un film. Par contre les noirs profonds sont toujours intéressants. Et il y a évidemment le rouge, qui rappelle à la fois le sang et les jaquettes de DVD de films de samouraïs. C’est une couleur très puissante, et c’est pourquoi on a essayé de raréfier les couchers de soleil dans le jeu : s’il y en avait tout le temps, l’émerveillement finirait par s’évanouir.
Le jeu ne cesse de nous répéter qu’en temps que samouraï, il faut affronter ses ennemis en face, et pas leur planter une lame dans le dos ou pendant leur sommeil. Pourtant Ghost of Tsushima permet à tout moment de faire les deux. La question de la morale est assez ambigüe.
Il y a l’histoire et il y a le gameplay. Notre scénario raconte comment quelqu’un qui a cru à quelque chose toute sa vie doit revoir sa philosophie, alors que son pays est envahi. Il doit s’adapter, changer qui il est. On aurait pu vous forcer à choisir d’incarner un samouraï ou un « fantôme », avec pour chacun une histoire dédiée.
Ce que vous aviez en partie fait avec inFamous.
Exactement. Sauf que pour Ghost of Tsushima, on ne voulait qu’une seule histoire, qui pose cette question : si ce samouraï évolue et devient un « fantôme », à la fin est-il toujours un samouraï ? Et pour en arriver là, pour vous faire vivre ce questionnement intérieur, il fallait qu’on vous laisse jouer des deux façons possibles à n’importe quel moment. Si vous voulez la jouer fantôme, super, c’est formidable. Si vous voulez rester proche de la voie des samouraïs tout du long, et devenir du coup de plus en plus violent, c’est parfait également. Pouvoir choisir l’un ou l’autre fait partie de l’expérience de gameplay qu’on visait, ce côté fun dont on ne veut surtout pas se départir. Je crois qu’on en revient à notre discussion du début (Rires.)
Ghost of Tsushima, uniquement sur PlayStation 4, 69,99 euros.
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