Violence, sexe et black power : bilan de la masterclass lyonnaise de QT.
Invité il y une dizaine de jours du Festival Lumière de Lyon, Quentin Tarantino présentait là-bas un programme de 14 films, qui avaient tous la particularité d’être sortis en 1970 : Deep End de Jerzy Skolimowski, Love Story d’Arthur Hiller, L’oiseau au plumage de cristal de Dario Argento, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil d’Anatole Litvak, Le Genou de Claire d’Eric Rohmer, Le Boucher de Claude Chabrol, La Lettre du Kremlin de John Huston, La Vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder, Cinq pièces faciles de Bob Rafelson, Hollywood Vixens de Russ Meyer, M*A*S*H* de Robert Altman, On n’achète pas le silence de William Wyler, Vas-y fonce de Jack Nicholson, et Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni. Pas un Top 14, non. Plutôt un panorama de l’année cinéma 70, sans hiérarchie, avec ses hauts et ses bas esthétiques. Dans la foulée, le réalisateur donnait une masterclass où il teasait un mystérieux projet cinéphile consacrée à cette année-là (« Un livre ? Peut-être. Un podcast en six parties ? Peut-être. Un documentaire ? Peut-être. Je suis en train d’y réfléchir. ») tout en revenant sur sa fascination monomaniaque pour ce petit bout d’histoire du cinéma.
Tout a commencé il y a quatre ans, lorsque Tarantino a lu l’ouvrage de Mark Harris, Pictures at a Revolution, « l’un des meilleurs livres de cinéma de la dernière décennie » selon lui. Le bouquin se penche sur l’année de naissance « officielle » du Nouvel Hollywood, 1967, et prend la forme d’une analyse des cinq films nommé à l’Oscar cette année-là – Le Lauréat, Bonnie and Clyde, Devine qui vient dîner, Dans la chaleur de la nuit et L’extravagant docteur Dolittle. Cette lecture exaltante a poussé Tarantino à entamer des recherches plus précises sur l’histoire du Nouvel Hollywood. Il a revu des films, plein de films, passé des journées à la bibliothèque, relu des critiques d’époque, convoqué des souvenirs personnels… Puis a fini par identifier l’année 1970 comme un moment charnière de l’histoire du cinéma (pas seulement américain). Récemment mise en ligne dans son intégralité par le site culturebox, la masterclass de QT permet d’y voir plus clair. Prêt pour une tranche d’histoire érudite et rock’n’roll ? Ouvrez les cahiers.
1/ 1970 a été l’épreuve de vérité du Nouvel Hollywood
Si 1967 est bien l’année qui met le feu aux poudres, grâce aux triomphes du Lauréat et de Bonnie and Clyde, 1970 est selon Tarantino le moment où la révolution se consolide et où le Nouvel Hollywood gagne réellement la partie : « Le Nouvel Hollywood avait fait mordre la poussière à l’Ancien, mais la question de savoir si la révolution allait survivre commercialement se posait, théorise le réalisateur-cinéphile. Le cinéma avait tellement changé qu’Hollywood s’était mis à dos le public familial. Le temps où La Mélodie du bonheur restait cinq ans à l’affiche était déjà loin. Le public hippie pouvait-il réellement servir de base à un business model ? L’expérience aurait vraiment pu tourner court en 1970. Si M*A*S*H* et Cinq pièces faciles n’avaient pas été des succès, il n’y aurait sans doute pas eu d’Exorciste ou de Parrain. »
2 / Le cinéma noir n’a jamais été aussi « authentique » que cette année-là
Tout fan de Shaft et de Foxy Brown qu’il est, Tarantino a fini par comprendre, à force de déterrer des incunables, que la blaxploitation des seventies avait en réalité « mis un terme à l’expression d’une vraie voix noire en Amérique » et « pris la place d’un cinéma noir authentique ». Il prend pour preuve une poignée de grands films black de l’époque : Le Propriétaire de Hal Ashby (scénarisé par l’écrivain noir Bill Gunn), Le casse de l’oncle Tom d’Ossie Davis, Watermelon Man de Melvin Van Peebles et Halls of Anger de Paul Bogart. Autant de promesses restées lettre morte.
3 / L’espace d’un instant, on a cru à l’utopie d’un cinéma érotique mainstream
Autre promesse non tenue de l’année 70 : un cinéma érotique grand public et de qualité, dont le licencieux Hollywood Vixens (Beyond the Valley of the Dolls, également connu sous le titre Orgissimo), réalisé par Russ Meyer pour une major (la Fox) est le meilleur emblème aux yeux de Tarantino. « On a pensé à ce moment-là que l’érotisme pourrait sortir de la clandestinité et rencontré le succès, être montré dans de belles salles et attirer le public, en particulier les couples. Il y avait des artistes merveilleux à cette époque, comme Russ Meyer et Ken Russell. L’espace d’un instant, ils ont été encouragés par les studios, mais petit à petit, beaucoup d’entre eux sont retournés au porno et à la sexploitation. »
4 / Les seventies sont nées à ce moment-là, en réussissant à tuer les sixties
Attention, là, ça devient assez pointu. Et passionnant. Selon Tarantino, le Nouvel Hollywood fait face en 1970 à un « dilemme inconscient » : il doit se débarrasser de la contre-culture (qui lui a donné naissance) pour pouvoir s’inventer un avenir. Les cinq « campus movies » qui sortent cette année-là (Zabriskie Point, R.P.M., Campus, Des fraises et du sang, Vas-y fonce), tous pensés et tournés en 1969, rencontrent peu d’écho, signe que le public hippie est déjà passé à autre chose. Roger Corman, l’homme qui savait anticiper les tendances mieux que personne, se révèle soudain à la traîne avec Gas !, tentative ratée de surfer sur une culture jeune à l’agonie (le film parle d’un gaz qui tue les gens âgés de plus de 25 ans). Le seul film millésime 70 à réellement traiter les sixties comme il se doit, « in a big way », c’est Woodstock, le documentaire fleuve sur le festival hippie. Quand au succès de Cinq pièces faciles, il annonce clairement que les seventies sont déjà là, prêtes à prendre le relais - « le sujet de ce film, c’est justement la gueule de bois des sixties. »
5 / Le western pétait la forme
1970 : le western fait sa mue. En Italie, tandis que Sergio Corbucci (« mon bien-aimé Corbucci », dixit QT) tourne Companeros, deuxième volet de sa trilogie mexicaine, le western spaghetti entame son virage comique, suite au triomphe d’On l’appelle Trinita, signé Enzo Barboni. Pendant ce temps, « l’Amérique révise la description romantique qu’elle a faite de son passé » et « paye pour les pêchés de John Ford » (sic) avec les hits contre-culturels Soldat Bleu, de Ralph Nelson, et Little Big Man, d’Arthur Penn. Mais c’est aussi l’année des westerns en forme de « poèmes lyriques », comme Un nommé Cable Hogue de Sam Peckinpah, et Monte Walsh de William A. Fraker. L’année, également, où « la vieille garde » fait de la résistance : John Wayne tourne Chisum, Frank Sinatra Un beau salaud, Henry Fonda et James Stewart Attaque au Cheyenne Club. L’année, enfin, des westerns inclassables : le psychédélique El Topo, d’Alejandro Jodorowsky, qui sera vite vénéré par tous les gobeurs d’acide de la planète, sans oublier Zachariah, « le premier western électrique ».
6 / Plein de très bons cinéastes ont fait leurs débuts cette année-là
« Certains ont confirmé par la suite, d’autres pas », a expliqué Quentin à Lyon, avant de dégainer une feuille sur laquelle ils avaient noté plein de noms : Dario Argento (L’Oiseau au plumage de cristal), Enzo Barboni (On l’appelle Trinita), Jack Nicholson (Vas-y fonce), Hal Ashby (Le Propriétaire), James Bridges (The Baby Maker), Alejandro Jodorowsky (El Topo), Leonard Horn (The Magic Garden of Stanley Sweetheart, toute première apparition à l’écran de Don Johnson, et « meilleur film sur Greenwich Village » selon Andy Warhol), Barbara Loden (Wanda) et Stewart Hagmann, auteur du film de campus Des fraises et du sang, qui failli ravir la Palme d’Or à M*A*S*H* cette année-là. Selon Tarantino, Hagmann aurait pu devenir « le David Fincher de son temps » (il finira par usiner des téléfilms et des épisodes de séries).
7 / Plein de vieux cinéastes ont tourné leur dernier film cette année-là, « et Dieu merci ! »
De nombreux vétérans font leurs adieux en 1970 (William Wyler, Jean Negulesco, Tay Garnett, Howard Hawks, Gene Kelly), d’autres plongent dans un état d’hibernation qui durera plusieurs années (David Lean, Vincente Minnelli, Jerry Lewis). « Et quand tu regardes ces derniers films, tu te dis : « Dieu merci ! », a commenté Tarantino, toujours fidèle à l’idée que les vieux cinéastes feraient mieux de prendre leur retraite plutôt que de radoter. Le plus cool de la vieille école, c’est Anatole Litvak, dont QT a montré à Lyon La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, adaptation du roman de Sébastien Japrisot – « That is a hip fucking movie, man! »
8 / De nouveaux genres ont été inventés
En Italie, Dario Argento digère les influences de Hitchcock et Mario Bava et invente avec L’Oiseau au plumage de cristal le giallo, « qui va dominer le cinéma de genre italien pendant toute la décennie. » Au même moment, à Hong-Kong, Wang Yu tourne pour la Shaw Brothers The Chinese Boxer, « le premier film de kung-fu de l’Histoire, où le héros abandonne le sabre pour se battre avec ses poings. »
9 / Le sang n’a jamais été aussi bien filmé
Au Japon, Kenji Misumi filme le troisième volet de la saga Baby Cart, L’enfant massacre. « C’est l’un des plus grands films d’action… Rarement la violence a été filmée de façon aussi belle et hallucinante. Le sang dans ce film, c’est tout un poème. Ça nous a tous influencés. Si Nicolas Winding Refn était là, il serait d’accord avec moi. » (ici, nous nous permettrons de mettre un bémol à la démonstration de QT, puisque, selon nos sources, L’enfant massacre date de 1972 - ndlr).
10 / Ça lui rappelle son enfance
Pour étudier l’année 70, Tarantino a également convoqué ses propres souvenirs : il avait sept ans à l’époque et allait déjà beaucoup au cinéma « avec maman et papa » (il a par exemple vu M*A*S*H* cinq fois d’affilée avec eux !). Il se souvient non seulement des films, mais aussi des affiches, des bandes annonces, des pubs à la télé, de tout le « paysage cinématographique » de cette époque. Rétrospectivement, il comprend mieux désormais les réactions du public devant des films comme Where’s Poppa ? (de Carl Reiner) et La Chouette et le Pussycat (de Herbert Ross) : « On entendait dans les salles un rire unique, adulte, « mal élevé » (naughty). Un rire de connivence. Ces films repoussaient les limites de l’humour grivois, de la nudité, des références sexuelles. C’était nouveau. Ces films n’auraient pas pu exister à une autre période de l’Histoire que celle-là. »
11 / Bref, c’était super
Avant de conclure sa masterclass et de laisser la place à la projection du film-emblème M*A*S*H*, Tarantino s’est lancé dans une dernière énumération de chefs-d’œuvre ou de bizarreries de l’année 70 : Portrait d’une enfant déchue (le réalisateur Jerry Schatzberg était dans la salle), L’assaut des jeunes loups de Phil Karlson, sorte de Douze Salopards italien avec Rock Hudson (« le film part en sucette dans ses vingt dernières minutes mais tout le reste est fantastique »), et « l’intéressant » Deux hommes en fuite de Joseph Losey (« et en plus, j’aime même pas Losey ! »). Conclusion ? En attendant de savoir précisément ce que Tarantino va faire de toutes ces infos, ça nous fait une super liste de trésors cachés à exhumer pour occuper nos soirées d’hiver.
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