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Rezo Films

Le réalisateur serbe raconte la rébellion d’un ado contre sa mère, porte-parole du régime criminel de Karadžić dans la Serbie de 1996, dans un brillant long métrage politique. Rencontre.

Votre premier long métrage, Ordinary people, remonte à 2009. Vous avez participé en 2014 au film collectif Les Ponts de Sarajevo mais pourquoi avoir attendu toutes ces années à vous atteler à votre deuxième long ?

Vladimir Perišić: C’est le fruit de plusieurs circonstances. J’ai tourné Ordinary people avant l’arrestation de Radovan Karadžić. Il y avait eu chez moi une sorte d’urgence à faire ce film comme un geste poétique et éthique tant que ses crimes génocidaires n’étaient pas punis. Il m’a fallu ensuite du temps pour retrouver la nécessité de tourner. Durant cette période, j'ai lancé une maison d'édition à Belgrade et un festival de films d'auteur. Mais j’ai surtout pris conscience que ma nécessité de faire des films était liée aux années 90 et aux successions de guerre qui se sont déroulées en ex- Yougoslavie. Dès que j’essayais d’écrire un scénario qui parlait d’autre chose, je finissais toujours par abandonner car je ne ressentais pas la nécessité d’aller au bout. Mais je crois aussi que j’avais besoin que du temps s’écoule, que le bruit de la guerre se dissipe, que le procès de La Haye se termine, pour m’y replonger et arriver à faire naître un récit. Puis quand j’ai eu l’idée de Lost country, ce n’était pas un projet facile à recevoir en Serbie donc à financer ! Ca a donc pris du temps. Et puis alors que je commençais à faire le casting de Lost country, le COVID est arrivé ! Voilà pourquoi et comment toutes ces années se sont écoulées.

Pourquoi avoir choisi de raconter la Serbie de 1996 par le prisme d’un adolescent de 15 ans ?

J'avais moi- même 14 ans quand la guerre a commencé. J’avais donc envie de raconter comment un garçon de cet âge- là allait progressivement prendre conscience de la situation politique et historique du pays où il a grandi et grandir à travers cela en s’émancipant de sa mère, porte- parole du gouvernement serbe présidé par Karadžić, alors que les manifestations étudiantes s’amplifient dans la rue contre le trucage des élections.

Et comment avez- vous construit en miroir le personnage de la mère ?

Je pars du principe que les hommes et les femmes politiques sont aussi des comédiens. Quand elle rentre le soir du parti, c’est comme elle rentrait du théâtre. Je filme donc presque un documentaire sur ma comédienne Jasna Djuricic et je compose avec ce qu’elle est et qui elle est

C’est la deuxième fois que vous collaborez à l’écriture avec Alice Winocour. Comment vous étiez- vous rencontré ?

A la FEMIS. J’estime énormément sa sensibilité, son talent, son attention pour les manifestations de la vie dans les petits détails quotidiens. Dans ses écrits sur la narratologie, Gérard Genette explique qu’il y a trois types d'histoire. Une histoire qu’on connaît et qu'on raconte à quelqu'un qui la connaît. Une histoire qu'on connaît qu’on raconte à quelqu’un qui ne la connaît pas. Et une histoire qu'on ne connaît pas, qu'on raconte à quelqu'un qui ne la connaît pas non plus. Je suis arrivé en France pour mes études, vers la fin des années 90, juste après les manifestations étudiantes dont traite Lost country et qui furent pour moi une sorte de déclic pour que d’une certaine façon je me révolutionne. C’est à ce moment- là que j'ai compris mon besoin de partager cette histoire que je portais en moi avec un public français. Car c’est le pays dans lequel j’allais m’installer et où je voulais tisser des liens. Avec Alice, dans Lost country comme dans Ordinary people, je raconte donc, pour reprendre les termes de Genette, une histoire que je connais à quelqu'un qui ne la connaît pas. Et elle me donne ce regard de la première spectatrice. Celui qui permet de me rendre compte ce qui est compréhensible ou non et m’aide à articuler le récit, à le préciser.

Comment travaillez- vous ensemble ?

J’écris en serbe, je traduis en français puis je lui fais lire. Et, à partir de ses retours, je retravaille en serbe car tout ce qui se passe dans ce film est indissociable de mes souvenirs et sensations d'enfant. J'ai donc besoin de passer par la langue serbe et de faire ces va et vient avec le français. Et Alice m’aide à construire de la dramaturgie et du sens.

Comment avez- vous construit l’atmosphère visuelle du film avec une autre Française, Sarah Blum ?

On a beaucoup parlé de Bergman et de sa collaboration Sven Niqquiyst. Il existe un très beau texte de Bergman où il raconte comment tous les deux pouvaient passer des journées sur l'île de Fårö à observer et nommer les différentes lumières. Avec Sarah, on a suivi le même précepte : observer les différentes atmosphères de Belgrade. Je n’aime pas l'éclairage artificiel dans mes films. J’ai davantage une approche documentaire de la fiction. Je pars toujours du réel. Et j’ai d’ailleurs eu envie de travailler avec Sarah en voyant son travail sur les documentaires d’Alice Diop. Sur Lost country, on a construit le plan de travail en fonction des moments de lumière dans la journée qu'on voulait saisir. Le récit se déroule sur 5 jours et je voulais que chaque journée possède sa propre sonate lumineuse et ainsi transmettre cette sensation du temps qui passe. Je tourne en pellicule. Et j’ai trouvé en Sarah quelqu'un qui maîtrise cette technique et qui a eu le courage d'aller dans un travail sans éclairage. Je voulais que le film, comme le personnage, soit dévoré par l'obscurité

Lost country dure 1h40. Pourquoi ce désir d’un récit ramassé, en dépit de ses multiples péripéties intimes mais aussi politiques et historiques ?

Je voulais dès l’écriture un film assez condensé. Ce que Godard appelait les petits films ou Deleuze la petite forme. Lost country se déroule entre la fin de la guerre de Bosnie et le début de la guerre du Kosovo. Un espace pendant lequel mon personnage va prendre conscience des crimes passés et ressentir l’urgence d'empêcher les crimes à venir. Plus largement, cette idée de la petite forme deleuzienne correspond à ma perception de l'histoire. Dans les années 90, il y a eu quatre guerres successives en ex- Yougoslavie. C'était comme un immense film d’action hollywoodien. Mais moi j’observais tour cela depuis la cuisine et une chambre d’enfants. A partir des petits signes. Et puis cette petite forme me permet aussi de travailler dans le cadre de l’économie réduite du projet. Je n’ai pas les moyens d’un grand spectacle alors qu’on a vécu un grand spectacle historique !

De Vladimir Perišić. Avec Jasna Djuricic, Jovan Ginic, Mindrag Jovanovic… Durée : 1h48. Sortie le 8 octobre 2023