Le nouveau long métrage en solo du scénariste de Joachim Trier ? Un petit film flippant sur des gamins dotés de pouvoirs psy qui se déploie brusquement en une bonne grosse claque épique.
Vieux complice de Joachim Trier depuis leurs études de cinéma en Norvège -où ils crachaient sur le cinéma de leur pays natal et rêvaient de tourner de grandes œuvres internationales, formellement maîtrisées- Eskil Vogt a co-écrit tous les films de son meilleur copain, de Nouvelle donne en 2006 au triomphal Julie (en 12 chapitres) projeté à Cannes l’an dernier. Dans leur filmo commune, il y a une légère frustration nommée Thelma. L’histoire d’une adolescente élevée dans une famille religieuse rigoureuse qui développe de très puissants pouvoirs psychiques. Ce don refoulé symbolisait, pour Thelma, l’affirmation de son homosexualité face à son milieu de bigots. Une bonne idée de film, mais qui manquait un peu d’aération. C’était glacé, propre, un peu hautain. Frustrant, donc, que le duo Trier-Vogt ne parvienne pas à cracker le code du film de terreur surnaturelle, à le conjuguer dans leur cinéma précis, juste et humain. C’est justement au début de l’écriture de Thelma qu’Eskil Vogt a proposé de focaliser le film sur une bande de très jeunes enfants dotés de pouvoirs. L’idée a été abandonnée, mais Vogt a fini par en faire le sujet de son deuxième long en solo (7 ans après Blind: un rêve éveillé), à la fois scénariste et réalisateur.
Un été, dans une cité HLM norvégienne (on imagine qu’on ne dit pas « HLM » là-bas, mais ça vous situe le décor), un couple vient d’emménager avec leurs deux filles : la plus âgée est handicapée mentale, et elle subit les cruautés plus ou moins conscientes de sa petite sœur. Cette dernière va rencontrer deux autres gamins, jouer avec eux le long des longues journées de l’été norvégien. Et il s’avère que les gamins détiennent de mystérieux pouvoirs. The Innocents va dès lors accomplir tout ce que Thelma n’avait pas réussi à accomplir. Le thriller surnaturel devient un grand récit épique sur l’enfance, ses montres et ses peurs. A l’ère où le cinéma de genre s’autodétruit par ses références nostalgiques, étouffantes et morbides à un passé fantasmé (les années 70, 80, 90… choisissez votre came), Eskil Vogt évite les vieux clichés et fait le choix de la radicalité. Pas de néons ou de playlist rétro au programme, mais la volonté d’un réalisme absolu : la caméra se met à hauteur d’enfant, et ce point de vue devient tout l’enjeu du film.
Le titre du film fait référence évidemment aux Innocents de Jack Clayton (modèle aussi des Autres d’Amenábar) mais indique surtout que l’expérience de l’enfance se situe au-delà du bien et du mal, que l’on peut vivre une sensation d’horreur dans un fourré pendant un jeu avant de rentrer sagement prendre son goûter et de passer à autre chose. Le trauma infantile n’est pas une notion à prendre ou à filmer à la légère, et Vogt fait preuve d’une grande justesse en montrant la petite Ida trembler de peur dans son lit, voyant l’ombre menaçante d’une plante devenir sans doute dans son esprit quelque monstre indicible. « Sans doute », car ce genre d’effet est traité avec une grande pudeur, le cadrage en plan fixe nous invitant à tenter de comprendre ce qui se passe dans la tête d’Ida plutôt que de nous imposer une vision. Il n’y a pas que la caméra qui se met à l’échelle des gamins (tous absolument stupéfiants) ; tout le film nous invite à nous mettre à leur niveau. Pour mieux nous coller une bonne baffe. Non seulement The Innocents fait vraiment, salement, flipper, mais son ambition rayonne au-delà du simple coup de pression.
Rappelez-vous quand, gamin, vous avez sans doute monté l’escalier d’une résidence -une fois passé le premier étage, on grimpait dans des altitudes vertigineuses. Cet effet d’échelle, parfaitement reproduit dans The Innocents, donne au moindre événement, au moindre lieu, des dimensions terrifiantes. Le surgissement du chaos que provoqueront ces gamins, destructeurs et capricieux, tout droit inspirés des visions de Katsuhiro Ōtomo, n’en possède que plus de force. The Innocents n’a rien d’un objet théorique glacé -donc, encore une fois : ce n’est pas Thelma, c’est plutôt du cinéma de Shyamalan que The Innocents puise sa force. Notons d’ailleurs que l’un des gamins dotés de pouvoirs psy ressemble à un mini- Shyamalan : c’est une idée de cinéma rigolote, mais, renseignements pris auprès du réalisateur, ce n’était pas du tout conscient et c’est juste une coïncidence. C’est un vrai drame de l’enfance aux dimensions épiques, aussi excitantes et terrifiantes que ce que votre imagination prépubère pouvait faire surgir de l’ombre d’un arbre. De chouettes souvenirs, pas vrai ?
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