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Un incroyable livre-enquête revient sur les coulisses du monde merveilleux de Disney. Une tragédie grecque au pays du capitalisme sauvage. Brillant !Ne vous laissez pas abuser par le titre : il y a une montagne d’ironie dans Le monde enchanté, le livre de James B Stewart qui raconte les vingt ans de règne de Michael Eisner depuis son entrée comme PDG chez Disney en 1984 jusqu’au vote sanction des actionnaires qui refusent de renouveler son contrat en 2005.Pourtant, avec le recul, le bilan d’Eisner est franchement positif : entre son arrivée et son départ, l’entreprise a connu une croissance économique extraordinaire, comme l’indiquent les chiffres. L’action est passée de 1,33 dollars en 84 à 25 en 2004, et les recettes étaient de 1,6 milliards de $ en 84 contre 30 milliards  vingt ans plus tard. Sans l’ombre d’un doute, Eisner a ranimé une compagnie qui, à son arrivée, était en voie de momification. Mais s’il est indiscutable qu’il a contribué à mettre en place une dynamique sans précédent, il a aussi sûrement contribué à la saboter à partir des années 90 pour des raisons purement personnelles et mesquines.A son arrivée en 1984, Eisner sortait de chez Paramount, et  il s’est entouré de gens qui lui ressemblaient : ambitieux, énergiques et créatifs, comme Jeffrey Katzenberg, avec lequel il formait un duo extrêmement productif. En très peu de temps, ils ont fortement développé le département cinéma, revitalisé l’animation et entrepris de moderniser les parcs Disney dans le monde. Pendant quelques années, la nouvelle direction a engagé une série d’actions extrêmement rentables. Les choses ont commencé à dégénérer aussitôt après la mort inattendue de Frank Wells, le directeur délégué. Personne ne s’en rendait compte de son vivant, mais son autorité était capitale : il arbitrait les conflits, assurait la circulation de l’information et oeuvrait dans l’intérêt collectif. Une fois Wells disparu, l’équilibre était rompu. Michael Eisner a pris le melon, et, tel un dictateur, s’est cru investi d’une mission que lui seul pouvait mener à bien. C’est pourquoi il a soigneusement évité de préparer sa succession, et  s’est entouré de sycophantes. Surtout, il s’est débarrassé de tous ceux qui pouvaient lui faire de l’ombre, à commencer par Jeffrey Katzenberg, qu’il a harcelé de toutes les façons possibles avant de le virer comme un malpropre. Le problème, c’est que Katzenberg avait un égo aussi développé qu’Eisner , sans compter des amis puissants. Aussitôt dehors, Katzenberg  a fondé SKG avec Steven Spielberg et David Geffen, et son studio d’animation Dreamworks, a été ouvertement conçu comme une machine de guerre pour concurrencer Disney et Pixar sur leur propre terrain. D’autre part, Katzenberg avait bien l’intention de réclamer la prime à laquelle il avait droit, mais qu’Eisner avait refusé de lui verser. Le procès qui s’en est suivi a donné raison à Katzenberg, forçant les actionnaires de Disney à débourser la somme faramineuse de 280 millions de dollars pour un caprice d’ego uniquement imputable à Eisner, qui aurait économisé au groupe des dizaines de millions s’il avait joué selon les règles.Un autre scandale concerne l’embauche de Michael Ovitz, ancien agent de stars, au poste de vice-président. Eisner pensait qu’en nommant un de ses proches amis, il aurait la paix, mais le fiasco a été total. Incapable de faire confiance à quiconque, Eisner n’a laissé aucune marge de manœuvre à Ovitz qui s’est vite senti surveillé, neutralisé et inutilisé. Malgré ses efforts pour s’imposer, il a été viré au bout d’un an, pour un coût excessif (140 millions), épongé une fois de plus par les actionnaires.Les dix années suivantes ont été marquées par la tyrannie, la paranoia et la mégalomanie d’Eisner, qui a fait le vide autour de lui. Le résultat s’est soldé par une baisse de la rentabilité et un exode massif des cadres les plus inventifs. Du coup, certains projets nés chez Disney sont passés chez les concurrents, tandis que les projets qui finissaient quand même par se faire chez Disney se faisaient sans leurs concepteurs, virés entretemps.Par certains côtés, Michael Eisner était un Saddam Hussein de l’industrie, et le journaliste James B Stewart a accompli sur ce sujet un travail d’investigation titanesque. Dans la forme, on a l’impression de lire un roman écrit par un narrateur invisible qui aurait assisté à toutes les réunions les plus secrètes et les a retranscrits dans leur substance.  Même s’il a trouvé une grande partie de ses informations dans les compte-rendus publics des procès, la richesse de sa documentation est colossale. On a pris l’habitude de ce genre de saga qui raconte  de l’intérieur l’histoire récente du cinéma, mais le livre de Stewart va plus loin. Il évoque bel et bien les coulisses de quelques-uns des films marquants de cette période (sensiblement la même que Sexe mensonges et Hollywood de Peter Biskind, soit les années Sundance et Miramax), et couvre notamment la montée en puissance de Pixar. On apprend à quelle sortes de discussions les projets ont donné lieu, comment ils se sont faits, comment certains ont failli ne pas se faire parfois parce qu’Eisner n’y croyait pas. Mais à travers Disney, Le royaume enchanté raconte aussi le fonctionnement des grandes sociétés américaines par actions, du point de vue des plus hauts dirigeants.C’est l’aspect le plus incroyable du livre : voir à quel point l’humain peut parasiter des décisions capitales. Eisner avait un certain flair, mais sa clairvoyance était parfois neutralisée par la haine qu’il éprouvait pour ses ennemis. Stewart a beau être un journaliste spécialisé dans l’économie, il a bien compris que plus le méchant est réussi, meilleur est le film. C’est aussi valable pour un livre.