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On pourrait envisager la filmographie entière de James Gray comme une reformulation de l’oeuvre de Francis Ford Coppola. De Little Odessa à The Immigrant, il aura passé les vingt premières années de sa carrière, et ses cinq premiers films, à réfléchir et réinvestir les thématiques du Parrain (l’immigration, les héritages impossibles, la famille qui protège et étouffe...) en les ramenant à une dimension moins épique, plus modeste et intime. Avec The Lost City of Z, il quittait l’ombre des Corleone pour s’attaquer à Apocalypse Now – le voyage, la remontée du fleuve, l’énigme existentielle, le face-à-face avec soi-même au bout du chemin. Ad Astra, sa première incursion dans le registre de la science-fiction, poursuit l’entreprise du précédent film et remixe lui aussi le souvenir de l’odyssée vietnamienne de Coppola. L’astronaute Roy McBride (Brad Pitt) est chargé de partir aux confins du système solaire à la recherche de son père (Tommy Lee Jones), pourtant donné pour mort depuis des années. En chemin, il va être confronté à des questionnements existentiels aussi immenses que ceux qui agitaient Willard quand il remontait le Mékong sur les traces de Kurtz.
James Gray aborde la science-fiction de la même façon que le film d’aventures dans The Lost City of Z : comme un territoire métaphorique avant tout, où il malmène les conventions du genre, les contourne, les esquive, privilégiant la dimension poétique des situations plutôt que leur « réalisme » (si tant est qu’on puisse parler de réalisme dans ce contexte). Il s’agit clairement ici d’assister à un lent voyage psychanalytique, une succession de stations où le héros plonge de plus en plus profondément en lui-même au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la Terre. Ad Astra est superbement « designé », magnifié par la photo surréelle de Hoyte Van Hoytema (le chef opérateur de Christopher Nolan) et les envolées mélancoliques déchirantes de la partition signée Max Richter (The Leftovers). Cette dimension plastique parfois quasi abstraite ne signifie pas que Gray ne délivre pas le quota de frissons de cinéma requis par ce genre de projet : sur la Lune, il filme une course-poursuite affolante, mémorable, l’équivalent spatial de celle, new-yorkaise et pluvieuse, de La nuit nous appartient.Dans la peau de l’astronaute qui brave les dangers en retenant ses larmes, Brad Pitt, sublime, est bouleversant de force résignée. Avec ce nouveau rôle anthologique juste après le Tarantino, 2019 est un grand cru pour le fan-club. Il faudra un jour s’interroger plus longuement sur la déferlante d’explorateurs de l’espace aux regards tristes qui se sera abattue sur les écrans ces dernières années, tous ces aventuriers cosmiques portés par l’esprit de conquête mais aux yeux embués par le chagrin et les regrets – Ryan Gosling dans First Man, Sean Penn dans la série The First, Sandra Bullock dans Gravity, Matthew McConaughey dans Interstellar, Robert Pattinson dans High Life... Les années 2010 auront définitivement été celles de la SF dépressive, endeuillée, la tête dans les étoiles, certes, mais bourrée d’idées noires. On pense aussi à la Natalie Portman d’Annihilation, qui ne quittait pas le plancher des vaches, elle, mais évoluait dans une jungle symbolique assez proche de celle arpentée ici par Pitt. Comme Annihilation, d’ailleurs, Ad Astra divisera. Mais on peut parier que ses supporters l’aimeront de manière inconditionnelle. C’est un film superbe et funambule, triste et flamboyant, une prise de risques magnifique. Et si, plutôt qu’une nouvelle variation sur Apocalypse Now, James Gray venait de signer son Coup de coeur ? Dans notre bouche, c’est un compliment.