- Fluctuat
Adapter Stefan Zweig n'est pas chose aisée comme le prouve ce film déconcertant. Malgré une mise en scène efficace, le film est victime d'un parti pris contemporain qui l'alourdit. A trop insister sur ses intentions, Laurent Bouhnik rend bancal ce qui aurait pu être une fort jolie réussite.
De nos jours, une jolie jeune fille rencontre un vieil homme (Michel Serrault) fatigué par l'existence. Au fil de la nuit, il se laisse aller à lui raconter le secret dont, adolescent, Marie Collins Brown (Agnès Jaoui) l'a rendu dépositaire. Cette Anglaise d'éducation puritaine vécut au début du siècle une passion aussi brève qu'intense avec Anton (Nicolaj Coster- Waldau), un joueur invétéré dont le souvenir jamais ne la quitta.Adapté Stefan Zweig n'est pas chose aisée. Des nombreuses tentatives arrivées sur grand écran ne nous reste guère que le souvenir du remarquable Lettre d'une inconnue de Max Ophüls (1948), porté par la beauté diaphane de Joan Fontaine. D'où provient cette difficulté ? Peut-être de la qualité même de cette prose qui réussit l'improbable tour de magie de nous maintenir haletant, au fur et à mesure que la phrase se développe, s'étire, sans jamais oublier de progresser vers l'essentiel. Freud, qui disait de l'écriture de son ami qu'elle avait "la qualité du drapé fluide des statues grecques", admirait particulièrement l'aspect psychanalytique de la nouvelle adaptée par Laurent Bouhnik. Ce dernier a choisi de mettre en avant le coté dostoïevskien (cf Le Joueur) du récit, à savoir l'identification de l'auditeur et la violence de pulsions irraisonnées qui entraînent des changements tant intérieurs que physiques. Parmi celles-ci, il privilégie clairement la passion amoureuse telle que les femmes sont capables de la ressentir. A tel point qu'il a pris le parti d'ajouter une troisième époque à une histoire qui en comptait déjà deux. Cette mise en abyme devant souligner le côté universel et intemporel du propos.Si l'intention est louable, le résultat n'est, hélas, pas très convaincant. On peut le regretter car les deux périodes initiales, 1900 et 1935, sont plutôt bien traitées. Ainsi, le cadre du casino de la Riviera, à forte dominante rouge et verte, participe à créer une ambiance voluptueuse qui illustre joliment le thème de la passion. Dans ce décor, Agnès Jaoui, en Anglaise puritaine, à l'interprétation sobre et précise, et son partenaire Nicolaj Coster- Waldau, dans un rôle d'homme rongé par le démon du jeu, qui flirte avec le précipice, sont remarquables. Le mouvement qui anime ces personnages est intelligemment rendu par une caméra qui épousent les élans du coeur de ces êtres en perdition. A peine peut-on regretter une voix off un peu trop présente.
Le contraste avec la seconde époque (1935) est saisissant. Une bourgeoisie immobile et imbue de ses certitudes y est évoquée par l'intermédiaire de plans fixes que traversent, tels des automates, des personnages droits et raides. Cette mise en scène figée contribue à mettre en valeur le coté passionnel de l'époque précédente.Ces deux reconstitutions fonctionnent très bien au niveau sensoriel, ce qui n'est pas le cas de l'époque contemporaine. Ouverture et clôture du film, elle encadre lourdement deux parties qui se suffisaient à elles-mêmes. N'apportant rien qu'on ne sache déjà, ce passage nuit à l'unité générale et rompt un équilibre qui n'était pas simple à atteindre. C'est probablement le changement de milieu social qui dérange avec le choix, discutable, de faire incarner par Bérenice Bejo une jeune fille vulgaire qui est la seule à ne pas s'exprimer dans un langage soutenu. Ce changement de registre est censé être à l'image de notre temps. Or, les personnages de Zweig, eux, étaient certes représentatifs d'une époque, mais surtout d'un milieu social. Pourquoi, dès lors, ne pas en faire une jeune bourgeoise s'exprimant avec qualité ?
Cette dernière période, destinée à mettre en évidence l'effet cathartique de la parole lors d'une conclusion peu crédible, est si peu convaincante qu'elle a même tendance à dévaloriser les époques précédentes.C'est d'autant plus dommageable que le scénario de Gilles Taurand (Les roseaux sauvages, Nettoyage à sec) est admirablement construit. Il arrive à nous faire naviguer d'une époque à l'autre avec une grande fluidité. Il s'appuie, par exemple, sur le prolongement d'une voix courant d'une période à l'autre ou se fait aider par la mise en scène, jouant de subtils jeux de lumière, pour ne jamais nous perdre en chemin. Ajoutons que la musique de Michael Nyman, qui différencie les périodes par des orchestrations différentes, souligne parfaitement le motif obsessionnel du sujet et fait partie des nombreuses qualités de ce film.Au final, on aboutit donc à un résultat déconcertant. Différents et nombreux éléments, tels que le sujet de Zweig, le scénario, une mise en scène efficace ou la qualité de la musique, tirent vers le haut un film victime d'un parti pris qui l'alourdit inutilement. A trop insister sur ses intentions, Laurent Bouhnik rend bancal ce qui aurait pu être une fort jolie réussite et oublie de conserver cette part d'ombre qui, chez l'écrivain, participait tant au charme de son style.24 heures de la vie d'une femme
Réal.: Laurent Bouhnik
D'après Stefan Zweig
Avec Agnès Jaoui, Michel Serrault et Bérenice Bejo
1H45, 2003, France
- Mk2 Diffusion.