- Fluctuat
Mysterious Skin est un mélodrame après l'heure, au-delà des étiquettes. C'est-à-dire pas vraiment un mélodrame, mais une oeuvre dont l'émotion et la sensibilité rares, face à une histoire délicate, font verser des larmes. Un grand film romantique, touchant et grave.
Mysterious Skin est une étoile filante dans la constellation du cinéma : l'adolescence y est un pouls dont on veut entendre les pulsations. Loin de la pente que [people rec="0"]Larry Clark[/people] commençait à dévaler avec Ken Park, où la conscience de l'auteur effaçait le regard complice présent partout dans Kids, à l'opposé de l'exposé théorique de [people rec="0"]Gus Van Sant[/people] dans Elephant, Araki se place là où filmer l'adolescence a toujours été une question d'intervalle, de distance juste et complexe à obtenir. Art de l'interstice et de la proximité, tout est une question de souffle, de battements et de regard lorsqu'on filme l'adolescence pour en montrer ce qui lui appartient, pour être au diapason d'elle.Mysterious Skin, adapté d'un roman de Scott Heim, raconte l'histoire en parallèle de Neil (Joseph Gordon-Levitt), beau gosse, objet de fantasme conscient et victime de jeux sexuels à l'âge de 8 ans par son entraîneur de base ball, dont il était le « préféré », et de Brian (Brady Corbet), reclus dans le fantasme d'un enlèvement d'extra terrestre pour faire barrière à son traumatisme : deux relations avec ce même coach. Tous deux se sont croisés un soir lors d'une partie à trois singulière avec l'entraîneur. Neil vit alors avec ses souvenirs et se prostitue, fascinant ses amis et ne cessant de vouloir frôler la mort ; Brian cherche la réponse à son mal-être, se lançant sur la piste de Neil pour le réveiller de ses cauchemars.La grande force de Mysterious Skin tient d'abord à cette absence de discours, à l'effacement du sujet ou à son détournement. Araki ne cherche jamais à discuter la pédophilie, la morale est une affaire qu'il ne filme pas, un point de vue qu'il n'adopte pas. Tout réside dans la grâce d'une caresse propre à sa mise en scène, entre la fascination pour les corps qu'il filme - la beauté nonchalante et lascive de Neil, l'introversion de Brian -, et l'adoption du regard des victimes. Le traumatisme reste en filigrane, à la fois clairement exposé et pourtant filmé avec pudeur et ambiguïté. Mysterious Skin est sensoriel et sensuel, il stigmatise les sens comme si l'expérience liant Neil et Brian trouvait sa source derrière la barrière de la chair. Pas d'accusation, presque pas de point de vue, seule une immense sensibilité, une acuité troublante à filmer des moments dans une complicité parfaite avec ses personnages.Mysterious Skin rappelle la beauté et la justesse d'un Blue Spring (chef d'oeuvre méconnu de Toyoda Toshiaki). Il participe du même lyrisme, garde la même élégance, regarde avec la même poésie flamboyante le coeur de ses kids. Araki ne refuse jamais d'entretenir une certaine fascination pour son monde, qu'il stylise avec romantisme autant par la lumière que par une musique dont le rôle est aussi important que celui les comédiens. Comme Toyoda, Araki travaille l'idée de emotion picture. Chaque élément, une pose, une tenue, un cadre, le décor, un visage, un corps, est intensifié par l'ambiance éthérée des morceaux de Slowdive ou de Cocteau Twins, soulignant les affects et entretenant une altérité constante avec le spectateur. L'image avec la musique est chez Araki à la hauteur des fantasmes de ceux qu'il filme. Marqué, mélancolique, sans cause comme ses rebelles, son cinéma navigue dans les mêmes eaux, connaît par coeur ses visages et en reflète un monde à l'esthétique en parfaite adéquation. Il travaille à dépeindre les histoires de Neil, Brian et ceux qui les entourent en s'appropriant un style où l'ensemble des éléments culturels, la musique, le vidéo clip, le film sont régénérés pour fonder un cinéma singulier et à la fois toujours conforme à ses sources d'inspirations.Film noué avec le passé, Mysterious Skin réveille aussi les souvenirs de l'époque où il se situe. Petit parcours pour une ou deux générations à peine (1980, 1990), le film d'Araki renvoie par une boîte de corn-flakes ou un jeu vidéo à un monde connu dont la présence fétichisée pour l'occasion force une empathie profonde. Plus qu'un pur effet de mimétisme ou de reconnaissance décalés et mis en scène, le film entretient ainsi une potentielle introspection qui touche notre intimité. Par ce tracé d'un récit extérieur, propre au film, que l'on recueille avec une délicatesse et une violence tout aussi extrêmes que le parcours de Neil et Brian, le film trouve cette distance rare des oeuvres où l'adolescence est représentée comme vécu. Entre le cinéma de [people rec="0"]Nicholas Ray[/people] et les teen movies de [people rec="0"]John Hughes[/people], Araki trouve plus qu'une place à lui, il existe, et c'est beau.Mysterious Skin
Un film de Gregg Araki
Etats-Unis, 2004
Durée : 1h39
Avec Brady Corbet, Joseph Gordon-Levitt, Elisabeth Shue
Sortie salles France : 30 mars 2005[Illustration : Mysterious Skin. Photo © MK2 Diffusion]
- Consultez salles et séances sur Allociné.fr