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On peut se régaler à voir un auteur creuser film après film le même sillon, pour tendre à la perfection. Avec Les Olympiades, Jacques Audiard signe un geste aux antipodes. Celui de renverser la table et de fendre l'armure. De remettre son titre en jeu mais allant batailler sur de nouveaux terrains. Lui qui sait si bien questionner et sublimer le virilisme à l'écran à travers des films où sans que les femmes ne soient absentes - ni couvertes de prix - (Emmanuelle Devos, Linh Danh Pham, Marion Cotillard...) - le ton était donné par des personnages masculins d'autant plus puissants qu'il prenait soin à bien en explorer toutes les faiblesses, de Sur mes lèvres aux Frères Sisters en passant par De battre mon coeur s'est arrêté ou encore De rouille d'os.
Le Audiard millésime 2021 a donc des saveurs inédites. Celles de la comédie sentimentale où, en adaptant cinq récits courts de l'auteur de BD américain Adrian Tomine, il dresse, à travers les histoires de coeur et de cul de ses protagonistes, le portrait sensible de la génération des trentenaires, traversée par une grande solitude (alors que jamais l'autre n'a pourtant semblé aussi accessible, à portée de clic) et forcée de se forger une carapace de cynisme pour tenir face à la succession des désillusions et des portes qui leur claquent à la gueule sans ménagement. Ici, ils sont quatre. Emile couche avec son colocataire Camille, qui craque pour Nora, fascinée par une cam- girl dont sa ressemblance avec elle lui a valu un harcèlement numérique dévastateur. Trois femmes et un homme. Amis ou amants, souvent les deux de concert, embarqués dans une ballade sur la Carte du Tendre façon montagnes russes incessantes.
Située dans le quartier du 13ème arrondissement de Paris qui lui donne son titre, Les Olympiades se vit comme une fresque sentimentale et charnelle des temps modernes qui s'inscrit pleinement dans la réalité sociale d'aujourd'hui. Impasses économiques, crise de vocation du corps professoral, dommages collatéraux d'un sexisme brutal constituent l'arrière- fond de ce récit écrit à six mains par Audiard avec Céline Sciamma et Léa Mysius (Ava). Mais sans jamais étouffer l'essentiel: ces mots d'amour qui peinent à être prononcés, ces corps qui jouissent le temps de quelques minutes mais incapables de finir la nuit dans le même lit, par peur de trop s'attacher et d'en payer le prix le plus tard.
Sans doute la mécanique est moins fluide qu'à l'accoutumée, sans doute le geste scénaristique pur paraît moins cadré. Mais même si le film a divisé au sein de notre rédaction, c'est aussi ce génération à distance et avec complaisance en sonnant l'air du c'était mieux avant. Entouré d'une équipe entièrement renouvelée (au scénario, à l'image, à la musique...), il en prend le pouls, en épouse le rythme Ses personnages vivent leur quotidien comme une course d'obstacles. Son récit épouse ces soubresauts en refusant le pessimisme facile. Ses personnages, il les a dans la peau et les aime dans ce qu'ils peuvent aussi bien avoir d'attachant que d'insupportable. Il les sublime avec la magnifique image en noir et blanc créée par Paul Guilhaume (le chef op' du documentaire Adolescentes) et la BO envoûtante de Rone (César 2021 pour La Nuit venue). Et il prend un plaisir fou à montrer dans sa dernière ligne droite les sourires qui reviennent, les regards qui s'allument de nouveau. En assumant un côté fleur bleue parce qu'il est précisément celui de ses personnages, même s'ils essaient de l'enfouir tant bien que mal en eux car incapables, eux, de l'assumer
Un vent nouveau souffle dans le cinéma d'Audiard. Jamais sa caméra n'avait été aussi sensuelle, jamais on ne l'a senti aussi libre. Mais un élément reste inchangé: la qualité de sa direction d'acteurs. L'homme qui a révélé Tahar Rahim, Reda Kateb et Karim Leklou permet ici à Lucie Zhang de débouler dans le petit monde du cinéma français avec une énergie et un sens du rythme imparables, à Makita Samba de confirmer ce qu'on avait perçu chez lui dans L'Amant d'un jour ou Mon amie Victoria et à Noémie Merlant et Jehnny Beth de prendre une dimension encore supplémentaire. Quand on aime les acteurs, regarder un film d'Audiard est un bonheur de chaque instant. Tant y a chez lui un sens du casting juste et du jouer ensemble, où l'échange prend le pas sur la performance.
Romanesque, romantique, branché sur son époque et pourtant au croisement de sommets d'hier comme Chungking Express ou Manhattan, Les Olympiades se vit comme un coup de foudre. On peut totalement passer à côté mais quand il vous atteint, vous oubliez instantanément ses défauts, ses approximations, ses tics de réalisation un peu appuyés pour ne retenir que ces coeurs et ces corps qui vous manquent dès le mot de fin apparu à l'écran.