Jack Nicholson dans Shining
Capture d'écran

Le réalisateur Lee Unkrich publie chez Taschen un livre-somme sur le film de Stanley Kubrick. Rendez-vous avec lui en terre inconnue.

« All work and no play. » Lee Unkrich, réalisateur de Coco et Toy Story 3, sort d’une enquête de près d’une décennie sur Shining. Il cosigne chez Taschen  le sublime livre making of, Stanley Kubrick’s The Shining. Un énorme bébé (20 kg, 2198 pages), ultra-documenté et vendu… 1500 euros. Pas de panique : une version plus abordable devrait arriver prochainement. En attendant, Unkrich revient pour nous sur quelques-unes de ses découvertes.

NAISSANCE D’UNE OBSESSION 
Alors qu’il a 12 ans, la mère de Lee Unkrich l’emmène voir Shining au cinéma. Il ne s’en remettra jamais et tire de cette obsession une chronique fascinante du tournage, presque en temps réel. 

« J’ai été envoûté par Shining, je n’ai pas arrêté d’y repenser les jours suivants. Puis, j’ai très vite découvert la réédition du bouquin de Stephen King, avec le visuel de Saul Bass. C’est là que j’ai vraiment basculé. On était en 1980 et pour revoir un film, il fallait attendre la sortie vidéo. De cette frustration est née mon obsession. Shining s’est comme aligné avec mon subconscient. Je me suis mis à collecter compulsivement tout ce qui était lié au film. Alors que je faisais la promo de Toy Story 3 à Londres, j’ai pu visiter le Stanley Kubrick Archive, constitué de tonnes de documents donnés. Incroyable. Il y avait un livre définitif à écrire sur le tournage du film, et ma réputation de réalisateur m’a permis de franchir les obstacles. J’ai autofinancé le projet, avec l’espoir que l’éditeur Taschen serait intéressé. Dès 2012, je me suis mis à traquer ceux que je voulais interviewer. Le temps pressait : tout le monde vieillissait et certains étaient même déjà décédés… C’était le frisson de la chasse qui me portait. Je voulais retrouver ces gens, écouter leurs histoires et tomber sur des photos inédites. Le livre, c’était presque la cerise sur le gâteau ! »

Shelley Duvall Shining
Capture d'écran/Warner Bros.

LA QUÊTE DE SHELLEY DUVALL
Tout et n’importe quoi aurait été écrit sur Duvall et la supposée maltraitance psychologique de Kubrick durant le tournage. Unkrich a tenté, avec l’actrice, de rétablir une forme de vérité.
« Ça m’a pris des années pour la retrouver, elle avait carrément disparu. On a pu passer une journée ensemble au Texas, où elle habite. Une femme très gentille mais qui souffre de maladie mentale. Elle ne semble pas du tout prise en charge… C’est triste. Elle était parfois ailleurs, mais dès qu’on évoquait le passé, elle devenait précise et avait des souvenirs extrêmement clairs. Il y a eu beaucoup d’articles sur la façon dont Shelley aurait été traitée pendant Shining, et ces histoires ont été de plus en plus exagérées avec le temps. Oui, c’était un tournage difficile : elle avait 27 ans et n’avait jamais tourné autre chose que des petits budgets de Robert Altman. Là, elle se retrouvait face à deux titans, Kubrick et Nicholson, à essayer de garder la tête haute. Et durant les derniers mois de tournage, elle devait se maintenir dans un état d’hystérie totale. Stanley exigeait une performance réelle et authentique. Certaines techniques qu’il utilisait pour la maintenir en tension étaient… vigoureuses. Mais elle savait qu’elle se mettait au service d’un grand film. Il n’y a pas eu d’abus. Shelley était une actrice professionnelle. »

Duvall photo labyrinthe Shining
™ & © WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. (s22)
Courtesy of the Stanley Kubrick Archive

LES PHOTOS DE FAMILLE DE DANNY
Les parents de Danny Lloyd, le gamin de Shining, ont fourni une quantité astronomique de clichés jamais dévoilés. Un vrai trésor de guerre.

«  Mon grand plaisir durant cette enquête aura été de trouver des photos inédites. Danny Lloyd avait donné une interview à un journal anglais et sur la photo d’illustration, il avait à la main un autre cliché… J’ai reconnu le labyrinthe végétal de Shining, mais je n’avais jamais vu ce document. J’ai interrogé Danny : “Oh, je l’ai prise dans l’album de mes parents. Il est rempli de photos de moi pendant le tournage.” J’ai pété un plomb, j’étais surexcité. (Rires.) J’ai mis du temps à le convaincre de me présenter ses adorables parents. Chez eux, il y avait des centaines de clichés, des trucs jamais vus. La plupart étaient un peu passés mais, miracle, ils avaient encore les négatifs! Ils m’ont fait parvenir 450 photos en 35 mm, en noir et blanc mais surtout en couleur. Elles forment la colonne vertébrale du livre et documentent des aspects de la production qui étaient invisibles. Ces clichés sont inestimables, parce que je pouvais les montrer aux gens que j’interviewais, ce qui réveillait chez eux des souvenirs et des histoires qu’ils n’auraient pas pensé à me raconter autrement. »

Danny sur son tricycle dans Shining
Capture d'écran/Warner Bros.

WERNER HERZOG ET LE BRUIT DU TRICYCLE
De passage sur le plateau, le réalisateur Werner Herzog aura eu une influence capitale sur une des grandes scènes de Shining.
«  J’ai récupéré une photo de la famille Lloyd où Danny pose avec son frère dans les studios d’Elstree. Derrière eux, il y avait ce type avec une grosse moustache que je n’arrivais pas à identifier. J’ai montré la photo à Leon Vitali, l’assistant de Kubrick : “Ah, c’est Werner Herzog. Il venait visiter le plateau.” Euh… OK, mais pourquoi ? Donc j’ai interviewé Herzog, qui avait en fait un rendez-vous avec Jack Nicholson. Il était présent quand ils ont tourné la fameuse scène de Danny dans l’hôtel avec son tricycle. Les roues faisaient un son feutré sur la moquette, puis un bruit très sec sur le parquet… Stanley écoutait ça au casque, en boucle. Il doutait du rendu. Et là, Herzog lui a dit : “Mais non, ça sonne hyper bien.” Kubrick lui a fait confiance. Il a vérifié avec les rushes quelques jours plus tard et a adoré. J’aime ce genre de petites histoires qui remettent en perspective l’image qu’on a de Kubrick, celle d’un type qui savait tout, tout le temps. En fait, il était ouvert aux idées des autres. Ce son iconique du tricycle n’était pas prévu, il l’a découvert sur le plateau. Si Herzog n’avait pas été là, qui sait ce qu’il aurait fait ? »

The Shining première édition Stephen King
DR

KUBRICK ET LE SCÉNARIO DE STEPHEN KING
La légende dit que Stanley Kubrick aurait catégoriquement refusé de lire le scénario de Shining écrit par Stephen King lui-même, en vue d’une adaptation de son livre.
« Combien de fois j’ai lu ça sur internet… C’est tout simplement faux. Stephen King a écrit un premier traitement d’un script, qui a été donné à Kubrick. Le document est d’ailleurs au Kubrick Archive, j’y ai eu accès. Il y a dessus des notes de Stanley, de sa propre main, absolument partout. Donc il l’a lu, et il avait un avis dessus. Il a aimé certaines choses, et pas du tout adhéré à beaucoup d’autres. Mais je pense qu’il s’en fichait, au fond : je ne crois pas qu’il comptait s’en servir comme base pour le film. Le livre l’a inspiré, mais il voulait faire son film, à sa façon. En achetant les droits, il s’est assuré de pouvoir changer tout ce qu’il souhaitait. Et il ne s’en est pas privé, surtout quand il s’agit des personnages. Stephen King savait mieux que personne qu’il laissait Kubrick totalement libre de s’approprier son œuvre. Fin de l’affaire. J’espère ! »

Shining machine à écrire
Capture d'écran

LA COULEUR DE LA MACHINE À ÉCRIRE
Au cours du film, la machine à écrire utilisée par Jack Torrance change de couleur, générant des débats sans fin chez les fans. L’explication pourrait bien vous décevoir…
« Les gens veulent absolument trouver un sens caché au moindre détail dans ce film. Ils voient des signes partout. Alors oui, la couleur de la machine à écrire change selon les scènes. J’ai parlé à la source, le gars qui l’a peinte. Et il n’avait pas d’autre explication que celle-ci : un jour, Stanley l’a fait venir sur le plateau et lui a demandé de repeindre la machine. Point. À mon avis, c’est sûrement qu’il la trouvait trop brillante et distrayante pour l’œil dans sa couleur crème, alors il a voulu qu’elle passe au gris. Et je ne crois pas qu’il pensait que quelqu’un allait s’en rendre compte un jour! Comment imaginer tous les outils d’analyse et de capture d’écran qu’on a aujourd’hui ? Il a fallu des décennies pour que ce détail émerge. Kubrick était un fou de lumière et de composition de ses plans. Et si un truc ne lui allait pas, il l’enlevait. Il s’en fichait de la continuité. Dans Shining, il y a aussi des chaises qui apparaissent et disparaissent. Pas de mystère là non plus : parfois ce sont de pures erreurs de raccord, parfois c’est Stanley qui changeait sa composition. »

L'ascenseur ensanglanté de Shining
™ & © WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. (s22)
Courtesy of the Stanley Kubrick Archive

LE SANG ET L’ASCENSEUR
Des milliers de litres de faux sang et une seule prise possible… Un barnum pas croyable pour un plan iconique, décidé quasiment à la dernière minute.
« Diane Johnson, la coscénariste, m’a dit que c’était l’un des tout derniers plans tournés pour le film. Les acteurs étaient rentrés chez eux. Mais Stanley, à un moment de la production, a commencé à s’inquiéter du manque de sang. Il se disait que les gens allaient forcément avoir une attente d’hémoglobine dans un film d’horreur. Et pas de trace de sang dans Shining en l’état, à part quand Jack se fait frapper à la tête avec la batte de baseball. L’existence de l’ascenseur n’est donc liée qu’à ce besoin de sang! Leon Vitali assure qu’ils n’avaient droit qu’à une prise, il valait mieux que ça marche… Kubrick a aussi décidé de rappeler les jumelles, Lisa et Louise Burns, pour ce plan avec leurs cadavres ensanglantés. Ce n’était pas la première fois qu’il changeait drastiquement le script : Scatman Crothers a tourné toute la première partie du film avec l’assurance qu’il allait revenir pour tourner la fin dans la peau du sauveur, comme dans le livre. Donc il a fait ses premières scènes, est retourné en Californie, et six mois plus tard, on l’a rappelé… Ce n’est que là qu’il a compris que Stanley avait décidé de tuer son personnage ! »

Plan final de Shining
Capture d'écran

LA MYTHIQUE FIN COUPÉE
Après une sortie limitée, Kubrick a décidé de couper la fin originale de Shining (deux minutes avec Wendy et Danny à l’hôpital) et de faire détruire toutes les copies existantes.
« Je suis presque convaincu qu’il n’existe plus d’images en mouvement de ce qui a été enlevé du film. Sinon, je les aurais trouvées. (Rires.) Il y a bien des gens qui m’ont juré les avoir, mais ça n’a rien donné… Cela dit, j’ai mis la main sur des éléments que personne n’avait encore pu voir. Le livre donne un aperçu très précis de cet épilogue que Kubrick a coupé après la sortie limitée à New York et Los Angeles. Au-delà du tournage de la scène en elle-même, je raconte le débat autour de cette coupe. Je crois qu’il a été convaincu par les réactions initiales du public et des critiques que cette scène n’était pas nécessaire. Il y a eu des hésitations dans l’équipe à ce sujet jusqu’à la dernière minute. C’est sa fille, Vivian, qui l’avait initialement persuadé de la garder. Stanley était pris dans une course contre le temps, et la pression était très forte juste avant la sortie. Il a même remonté totalement le film pour la sortie en Europe ensuite, enlevant une vingtaine de minutes. D’après Leon Vitali, c’est même celle-là que Kubrick considérait être la version définitive. Mais moi, je ne suis pas du tout d’accord! (Rires.) »

Stanley Kurbrick et Shelley Duvall sur le plateau de Shining
™ & © WARNER BROS. ENTERTAINMENT INC. (s22)
Courtesy of the Stanley Kubrick Archive

KUBRICK, HUMAIN APRÈS TOUT
De ses dix années d’enquête sur Shining, Lee Unkrich a tiré au moins une certitude : Stanley Kubrick n’était pas celui qu’on croit.
« Le livre est un making of définitif de Shining, mais aussi une mine d’informations sur la façon dont Kubrick travaillait et sur ce que les gens qui l’entouraient pensaient de lui. Ma plus grande récompense, c’est que ce bouquin m’a permis de l’humaniser. Beaucoup le mettent sur un piédestal – et évidemment, c’était un immense réalisateur –, mais c’était aussi un être humain. Il avait des difficultés créatives comme tout le monde. Il n’avait pas tout le temps les réponses. J’y ai vu un miroir de mon propre parcours de cinéaste. Ce sentiment d’insécurité qui ne vous lâche pas, cette peur de ne jamais trouver la solution à un problème de scénario. Stanley a vécu les mêmes choses, et donc, dans mon esprit, il est redevenu un simple mortel. Je vénère toujours son génie visionnaire, bien sûr, mais c’était aussi une vraie personne. Pas un demi-dieu. Il y a une citation de Jack Nicholson sur Kubrick dans le livre : “Ce n’est pas parce qu’on est perfectionniste qu’on est parfait.” Je crois que tout est dit, non ? »

Stanley Kubrick's The Shining, de J. W. Rinzler & Lee Unkrich. Éditeur : Taschen. Designers : M/M (Paris). Édition collector limitée à 1000 exemplaires, 1 500 euros.

Shining livre Taschen
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