Rencontre avec le réalisateur de Que Dios nos perdone et El Reino pour son nouveau film, As Bestas.
Mise à jour du 28 février 2023 : Le grand gagnant du César du meilleur film étranger, As Bestas, revient ce soir sur Canal + (suivi de La Nuit du 12, qui a reçu 6 prix, dont le principal). A sa sortie en salles, l'été dernier, Première avait rencontré son réalisateur.
La Nuit du 12 : l'un des sommets de cet été ciné 2022 [critique]Interview du 19 juillet 2022 : Non content de s’être imposé comme un des réalisateurs les plus importants du moment, en une poignée de films (Que Dios nos perdone, El Reino, Madre), Rodrigo Sorogoyen est un homme délicieux, toujours cordial et à l’écoute, même après une longue journée de promo.
Alors qu’As bestas sort au cinéma en France, nous avons parlé avec le réalisateur espagnol de son expérience au Festival de Cannes, des brillants acteurs de son film (Marina Foïs, Denis Menochet et Luis Zahera), de sa passion immodérée pour le thriller mais aussi de ses futurs projets.
As Bestas : bête de film ! [critique]Première : Vos deux derniers films sont des co-productions françaises : Madre, qui suit une espagnole vivant en France, et aujourd’hui As Bestas sur un couple de français installé dans un village de Galice. Vous aviez envie de garder un pied dans chaque pays ?
Rodrigo Sorogoyen : Oui, mais il y a aussi une part de hasard. En fait As Bestas est inspiré d’un fait-divers sur un couple de hollandais qui était venu vivre en Espagne. Mais on a préféré s’en éloigner, par pudeur. On cherchait une autre nationalité et on a choisi d’en faire un couple de français parce que la relation entre la France et l’Espagne était très intéressante à exploiter, pour le scénario et les personnages, avec la supériorité morale de la France et le complexe d’infériorité de l’Espagne. Ça nourrissait le récit. Dans Madre, c’était assez pratique et logique que son fils soit en vacances en France. On n’allait pas l’envoyer à San Francisco ou en Sicile (rires).
Vous vous sentez un peu comme un réalisateur français maintenant ?
Non pas du tout (rires). J’ai l’impression d’être un réalisateur espagnol qui heureusement a plus de succès en France qu’en Espagne. Mais c’est vrai, j’adore travailler en France, il y a une sensibilité que j’apprécie beaucoup quand je parle avec les journalistes, les comédiens, les professionnels du cinéma. L’Espagne ça reste pour moi le meilleur pays du monde, mais politiquement et culturellement on a beaucoup à apprendre de la France.
Vous parlez de l’animosité qui existe entre les Français et les Espagnols, justement vous n’avez pas peur de l’accueil du film en Espagne vu comment vous dépeignez les villageois d’As Bestas en cul-terreux attardés ?
J’essaie de ne pas y penser. Dans le reste de l’Espagne ça va aller, mais c’est sur qu’en Galice certaines personnes vont mal prendre le film. Mais je suis tranquille avec mon travail, l’histoire qu’on a écrite. Aujourd’hui on vit dans une ère de l’indignation, il faut faire avec.
Comment avez-vous choisi Marina Foïs et Denis Menochet pour les rôles d’Antoine et Olga ?
Marina Foïs c’est une actrice qui avait attiré mon attention. Je suis tombé amoureux d’elle dans Polisse, de Maïwenn. Et quand on a commencé à penser au personnage féminin, on s’est dit : elle a l’âge du rôle, elle est géniale, parlons avec elle. Elle connaissait mon travail et on a eu un rendez-vous très fructueux. En plus c’est une personne très intelligente. Pour Denis Menochet c’est un peu différent parce qu’on cherchait quelqu’un de plus âgé. Il est jeune pour le rôle, il a 45 ans. J’adore Denis Menochet, Jusqu’à la garde c’est un film incroyable, il est super dedans. Mais je me disais : il est trop jeune, il ne peut pas jouer un grand-père. Mais on n’a pas trouvé de meilleur acteur, et je me suis dit que c’était le destin. Au final, je suis très content parce qu’il est génial, et personne ne m’a fait de réflexion sur son âge.
Beaucoup de critiques qui ont vu As Bestas au Festival de Cannes ont regretté que le film n’ait pas été en compétition. Et vous ?
J’aurais préféré être en compétition, mais non je n’étais pas déçu. Etre à Cannes c’était un rêve pour moi. Beaucoup de journalistes m’ont effectivement dit que le film aurait pu être en compétition, mais Cannes Première a aussi ses bons côtés. Tu n’as rien à perdre, c’est une vitrine, donc pour le film c’est super. Mais j’espère être en compétition un jour.
Vous avez pris du plaisir pendant le Festival, vous avez eu le temps de voir des films ?
Je suis resté pas mal de temps, c’était comme des vacances pour moi, j’avais tout le temps le sourire, j’ai vu des films, j’ai croisé des acteurs, des actrices, des réalisateurs, des réalisatrices que j’admire, j’ai fait la fête. La totale. J’ai adoré le film de Cristian Mungiu (R.M.N., NDLR), c’est un film très bizarre, très Mungiu… il y a quelque chose que j’adore chez ce réalisateur. Et j’ai beaucoup ri devant le film de Louis Garrel.
C’est drôle que vous parliez du Louis Garrel, L’Innocent, parce qu’on rigole rarement devant vos films. Pourquoi avez-vous toujours ce besoin de mettre le spectateurs sous tension ? Ce n’est pas obligatoire…
Tu as totalement raison, ce n’est pas obligatoire (rires). Je ne sais pas… Mais je peux te confier que je suis un peu lassé de ça, j’ai envie de faire des choses plus… légères… non ce n’est pas le mot, mais différentes. J’ai envie de changer. C’est vrai que la tension est un sentiment qui me plait. En tant que spectateur j’adore ça, il y a quelque chose de très vivant dans ce style.
Un film comme celui de Louis Garrel, j’ai adoré, j’estime beaucoup sa façon de filmer, mais je crois que ce type de film ne me fera jamais bouger comme un film de Michael Haneke, Lars Von Trier ou Mungiu. Je suis peut-être trop ambitieux, mais c’est le cinéma que j’ai envie de faire. On fait très peu de films au cours d’une carrière, je pense que j'en ferai moins de 20, donc j’ai envie que chacun de mes films te bouge.
J’ai aussi remarqué un mécanisme récurrent dans vos films, ce changement de ton qui relance la dernière partie. El Reino, par exemple, passait du thriller politique au survival. Et dans As Bestas, encore une fois, il y a une cassure et on bascule tout d’un coup d'une ambiance macho à un film très féminin.
Avec Isabel Pena, ma co-scénariste, on aime bien surprendre le spectateur, après on espère que ça reste cohérent. Moi en tant que spectateur j’adore être surpris. Mais c’est risqué, parfois le spectateur sort du film. Dans As Bestas, le changement n’est pas juste à la fin, il couvre carrément tout le troisième acte. Et on avait ça en tête depuis le début de l’écriture du film. Pour Stockholm aussi, on avait cette idée de faire basculer le film dès le départ. Par contre sur Que Dios nos perdone et El Reino, c’est arrivé en cours d’écriture.
Un mot sur la performance de Luis Zahera, que vous aviez déjà dirigé dans Que Dios nos perdone et El Reino. Il n’avait jamais eu un rôle d’une telle envergure, et il crève l’écran !
Oui je crois que c’est le plus grand rôle de sa carrière. On connaissait son talent depuis longtemps, mais là c’est son moment. Il a atteint une maturité, et ce rôle lui convient parfaitement, sans doute parce qu’on l’a écrit pour lui après Que Dios nos perdone. On savait qu’il serait génial dedans.
Vous travaillez toujours sur votre série sur la Guerre civile espagnole ?
La série a été annulée. C’est dommage. Mais on cherche d’autres financements, en France et en Espagne. J’y crois toujours, parce c’est une série incroyable. Une des meilleures choses qu’on a faite. Il faut qu’on mène ce projet à bout, notre pays en a besoin. Une guerre civile c’est un vrai traumatisme, on s’entretue entre voisins, mais le pire c’est d’enchainer sur 40 ans de dictature derrière. Au lieu de faire la paix, tu imposes une répression à la moitié du pays, et personne n’a le droit de parler. Ensuite, quand cet hijo de puta de Franco est mort, on a fait une transition fragile, avec un pacte qui a maintenu ce silence. Ça dérange certaines personnes qu’on veuille faire cette série aujourd’hui, on réveille les fantômes du passé, mais il y a eu 200 000 disparus, il faut qu’on en parle !
Et votre prochain film, il parlera de quoi ?
Pour le cinéma, j’ai plusieurs projets en cours mais je ne sais pas encore lequel va se concrétiser. Avec l’annulation de la série je suis libre cet été, pour la première fois depuis 5 ou 6 ans, donc je vais en profiter pour me reposer et réfléchir à tout ça. L’année prochaine je tournerai un nouveau film en tout cas.
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