DR

Brooklyn n’est pas un projet comme les autres, et ça dès sa genèse, on peut revenir là-dessus ?J’avais écrit un premier long un peu ambitieux. J’avais déjà fait 4 courts-métrages, j’ai démarché des producteurs pour avoir des fonds mais ça n’a pas marché. Au même moment, il y a eu l’émergence de nouveaux talents de la rue : Donoma de Djinn Carrenard, African Gangster de Jean-Pascal Zadi ou encore Rengaine de Rachid Djaïdani. Ils avaient une saveur urbaine, du système D, de la crise, de l’urgence. C’était pas fait pour briller, mais par nécessité de raconter quelque chose. Je les trouvais plus puissants que le reste du cinéma français, je me suis pris une grosse claque dans la gueule. Ça m’a bousculé : j’ai réalisé que je n’avais pas à chercher l’argent, vu que mes codes ne correspondaient pas de toute façon. Parler avec cette petite bande du « Cinéma Guérilla » a démythifié le truc pour moi : le cinéma c’est accessible. Ça a été le même choc que la 1ère fois que j’ai découvert du rap. Je me suis dit que moi aussi je pouvais le faire. On galère, la vie est dure, et je me suis demandé quel serait mon fantasme de cinéma. Je suis un grand fan de 8 Mile, il y a les mêmes caractéristiques que dans les films de boxe : centré sur des gens de la rue qui émergent avec un talent. J’avais envie de faire un film hip hop. Il y en a très peu en France et rares sont ceux qui m’ont satisfait.A la différence que le parcours de Brooklyn s’appuie sur la logique de groupe, c’est moins individualiste que les héros américains.Exactement : la mentalité survival, loup solitaire qui sort de la meute pour réussir… Je joue un peu avec ces codes. Au départ, c’est clair que l’héroïne a son fantasme de réussite très américaine, elle s’appelle Brooklyn, etc. Sauf qu’elle se confronte à la réalité de Saint Denis, avec cet état d’esprit différent, le monde associatif, la vie de groupe. Ça transforme son chemin. Mon film s’interroge : c’est quoi réussir sa vie ? Les USA disent souvent que la réussite est avant tout individuelle. Je détourne l’avion : le parcours évolue au fur et à mesure, et finalement l’avenir est plutôt dans le collectif. Je pense que c’est aussi pour ça que Brooklyn marche à l’étranger. C’est une thématique universelle, le rapport entre la solitude et le collectif. L’apprentissage, l’expérience de vie, les trahisons, les échecs, c’est un récit initiatique tout simplement. A la fin du voyage, l’héroïne est devenue quelqu’un d’autre. Le film aborde des sujets qui vont au-delà de la banlieue et du rap. Yazid et Tony sont des sortes de « passeurs » plus âgés qui peuvent aider à faire certains choix et être moins paumé. Et tu n’as pas besoin d’argent pour parler de ça. J’ai travaillé là-dessus parce que c’est aussi mon parcours. Trouver des gens qui deviennent tes vrais amis, c’est plus important pour moi qu’avoir une merco-benz. Je n’ai pas le permis de toute façon (rires).La particularité du film c’est aussi son casting, où les amateurs reconnaissent des rappeurs habitués des scènes ouvertes et des concours d’impro.Je n’avais pas besoin de faire un casting. Vu que j’ai tourné des docus sur l’univers hip hop, je n’avais qu’à demander à des amis s’ils voulaient bien jouer tel ou tel rôle. J’ai imaginé mes persos en fonction d’eux, tout simplement. Les rappeurs 2Spee Gonzales, Ra-fal Uchiwa, Blade MC… Leur participation m’a motivé. On va arrêter de se plaindre, ne plus être des victimes. On va créer dans la débrouillardise et la précarité, pas grave. Je suis revenu à mon identité de banlieusard autodidacte. J’ai refusé de montrer mon film à l’industrie. Indé 100%, on va vous montrer qu’on est capable de faire des belles choses.>> Rencontre avec KT Gorique">>>> Rencontre avec KT GoriqueTu as fait évoluer le scénario tout au long du tournage ?C’est un film entièrement improvisé. Tous les dialogues sont improvisés. J’admire des gens comme Cassavetes ou Kechiche et je voulais partir là-dedans : un truc qu’on ne m’aurait jamais autorisé à faire dans une production classique. C’était risqué mais totalement libre artistiquement. Je cherchais à toucher l’imprévu. Les rappeurs-acteurs que je filme sont des spécialistes du freestyle, des fous furieux, ils n’ont peur de rien, pour eux l’impro c’est la norme. On était dans l’instinctif. Je n’aurais pas pu faire ça avec des acteurs traditionnels. KT Gorique est championne du monde End of the weak (championnat où des rappeurs doivent montrer leur talent en impro NDLR).Du coup, à quoi ressemblait le tournage d’une scène concrètement ?C’est ce que j’appelle de l’improvisation guidée. On fait pas non plus n’importe quoi. Pendant un mois j’ai travaillé avec eux pour leur apprendre les fondamentaux du jeu, le rapport à l’impro, l’imagination, ce qu’il faut faire ou ne pas faire etc. Puis, sur le tournage, je donnais des mots qui structuraient la séquence. Parfois je donnais des indications à l’un sans avoir prévenu l’autre, ou en ayant donné une indication contraire, pour obtenir une réaction vraiment authentique. On faisait des grosses séquences, parfois on tournait pendant une demi-heure, et quand l’impro tournait en rond, j’intervenais en balançant un nouveau truc pour décoincer et les comédiens reprenaient à la volée la réplique : « tu m’as pris pour une pute ? », KT Gorique qui reprend et l’autre qui est super mal, du coup je filme la gêne. C’était tout le temps comme ça.J’imagine qu’il y a eu un gros boulot de montage par la suite.Six mois de montage. Hardcore, des fois tu te perds, tu cherches, tu doutes… La période la plus dure, tu n’as plus de recul. J’ai fait beaucoup de projections-tests avec des amis réalisateurs. Comme on se connaissait, ils étaient sans pitié. J’ai changé beaucoup de choses, il y a eu au total 7 versions du film ! Au final j’ai enlevé des gens au montage même si c’était douloureux. Je n’étais pas canalisé par l’argent, par un producteur, du coup j’étais parti trop loin, je m’étais fait « trop » plaisir. J’ai resserré, simplifié, j’ai travaillé sur les silences, les non-dits. J’ai tourné à nouveau certaines séquences, ça changeait tout. Je dirais que par rapport à la version de base, ça a changé à 50%. C’est beaucoup. C’est une manière un peu spéciale de faire du cinéma mais c’est ça la création, tu cherches, tu expérimentes. C’est fragile mais tu laisses rentrer la vie. C’est plus fort que le scénario.Malgré tout, y a-t-il eu des moments où tu regrettais de ne pas être dans un cadre plus classique ?Quand tu fais un film guérilla, tu ne gères que des problèmes. Tu vis mal, tu dors mal, t’es stressé. C’est des lieux à trouver, des acteurs qui te plantent, des soucis permanents. Il faut être souple, s’adapter, être un survivant. Pour l’anecdote je crois qu’on a eu 7 perchman. J’ai dû appeler 67 ingés sons sur leur portable. Le 67e qui m’a répondu, Alexandre Abrard, a bossé sur plein de docus et de gros films, c’est lui qui nous apporte ce son digne d’un film normal. Il faut avoir la foi. Mon équipe n’a rien lâché, tout le monde était à fond. C’est logique : on est tous des gens de banlieue, et on voulait vraiment livrer quelque chose qui nous représente bien. Au départ je n’avais même pas de boite de prod, on était en mode guérilla, 40 personnes sur le projet. On était organisés mais tout est tourné à l’arrache sans autorisation, dans la rue, chez des assos, dans le RER… Comme un rappeur qui ferait un album sans demander les droits des samples. C’était un challenge pour moi.Du coup quand le succès arrive avec les festivals, c’est un autre monde ?On a fait une cinquantaine de festivals, je l’ai présenté à New York, Séoul, Milan, Cuba, Rio… c’est dingue. Et c’est paradoxal : tu vis avec le RSA mais on t’acclame à New York, tu vas à Cuba mais tu n’as plus d’appartement. De vraies montagnes russes… Il ne faut surtout pas s’enflammer. A un moment donné on ne vit pas avec une bougie, un stylo et une feuille. L’art pour l’art a ses limites. Et j’ai été au bout de mes limites avec ce film ! (rires)Tu dirais que c’est cette conception « à l’arrache » qui a séduit au-delà des frontières ? La forme compte beaucoup.Il y a un état de grâce sur le tournage : il se passe quelque chose d’unique, KT Gorique crève l’écran, les autres acteurs sont bons… On savait qu’on était en train de tourner quelque chose que personne ne faisait. C’est viscéral, il y a nos tripes et nos âmes sur l’écran. Quand tu fais un film guérilla avec un appareil photo autour du cou, tu te donnes le droit d’aller filmer où tu veux. Ne serait-ce que filmer dans la foule : un film classique doit payer un grand nombre de figurants pour ça, c’est très rare. On va aussi dans des cités où le cinéma ne va pas. Cette approche presque documentaire descend du néoréalisme italien, mais ça peut te rappeler des modèles plus proches comme la série The Wire. Cette connexion avec la rue, forcément, ça touche le spectateur. Filmer à l’intérieur du marché de Saint-Denis ou du RER de Sarcelles, concrètement personne ne le fait. Un réal comme Marc Levine que j’adore, mélange le docu et la fiction. Tu prends aussi Clockers de Spike Lee, il y a une sorte de spontanéité que j’aime beaucoup. C’est sûr que pour les étrangers, la France c’était limite Amélie Poulain, donc ça fait un gros changement.Le hasard du calendrier fait que Brooklyn sort ici une semaine après Straight Outta Compton. Ça t’inspire quoi, ce grand écart ?La détection des artistes aux Etats-Unis, c’est partout. Tout le monde peut être repéré, la recherche des nouveaux talents c’est non-stop. Le cinéma français n’est pas comme ça, il me fait penser à une aristocratie intelligente, raffinée, mais pas assez altruiste. Pas grave, on montrera qu’on peut y arriver tout seul. Récemment on a beaucoup mis en avant la liberté d’expression, et bien nous aussi on va s’en saisir, et appuyer là où ça fait mal. Il y a trop de reproduction dans toutes les couches de la culture française. Le cinéma français reste un sport de riche.>> Straight Outta Compton : "Un street-conte de fées"">>>> Straight Outta Compton : "Un street-conte de fées"Tu vois ton avenir dans le cinéma guérilla ou bien tu aspires à des productions plus conventionnelles ?Je suis pas catholique donc l’argent pour moi c’est ni sale ni tabou. Il était une fois en Amérique est un de mes films préférés et c’est une grosse production (sourire). Ce n’est pas une fin en soi de galérer. Faire du cinéma guérilla c’est surtout une manière de se découvrir soi-même. C’est une école, un rite initiatique. Tu fais quand même un long métrage, tu racontes une histoire qui sort en salles au bout du compte. T’es à poil face à ton œuvre, tu te démerdes et t’apprends sur le tas. C’est la meilleure façon d’apprendre.Selon toi ça va se multiplier ?J’en suis sûr. Plein de jeunes ont vu mon film et sont sortis chauds comme la braise. Notre chance c’est notamment l’Acid à Cannes. Donoma et Rue des cités y étaient, moi aussi, Rengaine était à la Quinzaine… C’est pas rien, ça devient une sélection parallèle assez importante qui donne une visibilité mondiale. Si de plus en plus de gens avec une certaine pensée métisse accèdent au cinéma grâce aux bijoux high tech qu’on doit aux Japonais (rires), ça continuera et ça se multipliera. Tous ces jeunes passionnés par le ciné à qui on dit « c’est pas pour toi ». Pourquoi ? On m’a toujours dit que je n’aurai pas mon bac, j’ai fini bac + 5. A force de te rabaisser, on en arrive à tuer le rêve. Et on est en train de casser des générations qui vont se durcir du coup.Justement, quelles étaient les réactions lors des projections de quartier ?A chaque fois, les jeunes étaient en phase avec ce qu’ils voyaient dans mon film, ils se reconnaissaient. Forcément, parmi eux, ça va chauffer les passionnés de cinéma. Comme d’autres avant eux. Pialat, Pasolini, Godard, j’étais tellement choqué par ces gens, je me suis dit ok, c’est beaucoup trop beau et c’est ça que je veux faire. Pareil quand tu tombes sur un graff incroyable… La beauté, l’art, ça doit être accessible à tous. Du coup, nos héros ne sont pas forcément français, on se revendique un peu plus du ciné indé US, pareil pour les repères musicaux. Le rap m’a pété la tête, il y a eu un avant et un après. C’est une culture qu’il serait temps de reconnaître en France.Il y a d’ailleurs tout un discours différent sur la culture hip hop dans Brooklyn, ça te tenait à cœur ?Les personnages comme Yazid et Tony transmettent des valeurs. Ce n’est pas qu’un simple atelier d’écriture rap, il y a une éthique, une mentalité, une éducation. Ça a permis de changer des gens dans le bon sens. On ne met jamais ça en avant dans les grands médias lorsqu’on parle de la culture hip hop. Il fallait représenter ces gens là. Les jeunes rappeurs ont la vingtaine dans mon film.Quels sont tes prochains projets ?Je suis en plein montage d’un nouveau documentaire, Beatbox boom bap autour du monde. J’ai tourné en France, en Allemagne et à New York. Ce sera le 1er documentaire international sur le beatbox. Et j’écris mon 2e long-métrage. Je cherche un producteur pour m’accompagner « à la loyale » cette fois (sourire).Propos recueillis par Yérim SarBrooklyn de Pascal Tessaud sort ce 23 septembre en salles