A Paris pour la promotion de son film The Canyons, Paul Schrader est un peu fracassé. La semaine précédente, il a quitté Bucarest, où il avait tourné la majeure partie de son prochain film Dying of a light (avec Nicolas Cage, Anton Yelchin et Irene Jacob), pour aller terminer les prises de vue à Brisbane pendant deux jours. Au décalage horaire s’ajoute l’épuisement du tournage, sans compter un méchant coup de soleil attrapé en Australie. Mais pour le cinéaste de 67 ans, l’année passée a été intéressante. Elle a démarré avec l’échec du montage financier d’un projet de film d’après un scénario de Brett Easton Ellis. Frustré, Schrader s’est tourné vers l’écrivain en lui suggérant de financer le projet eux-mêmes. Ils n’auraient de compte à rendre à personne, pas de permission à demander, ils pourraient choisir les acteurs qui leur plaisent, et raconter l’histoire comme ils l’ont écrite. Ils ont trouvé un troisième partenaire, qui leur a avancé 30 000 $, puis ils ont levé de l’argent grâce à Kickstarter, un site de crowdfunding. Ca leur a pris du temps, mais ils ont réussi à tourner leur film avec un micro budget. D’une certaine façon, The canyons parle de la mort du cinéma au présent (lire ici). Nous avons profité de l’érudition de Schrader pour lui demander de faire le lien entre le passé et l’avenir.Par Gérard Delorme Que vous a appris l’expérience de The Canyons ? J’ai été conforté dans l’idée que l’époque du cinéma en salles est révolue. C’est d’ailleurs le postulat de Canyons, conçu comme un film pour l’ère internet. Tout, la conception, le financement, le casting, la promotion, la distribution, s’est fait avec les media sociaux. Jerry Bellamy (le distributeur français) prend un gros risque à le sortir ici, puisqu’il n’a jamais été conçu pour une sortie en salles, même aux Etats-Unis, où il a du rapporter environ 50 000$ dans cinq ou six salles. Il était fait pour le PPV ou la VOD. IFC a payé un million pour les droits, et après, tout le monde a gagné de l’argent. Croyez-vous vraiment à la fin du cinéma en salles ?Au XXème siècle, on définissait un film comme la projection d’une transparence sur un mur dans une salle obscure face à une foule. Aujourd’hui, cette définition, c’est de l’histoire ancienne. A l’origine, la meilleure façon d’exploiter un film était de le montrer dans des salles dont on facturait l’entrée. Plus la salle était grande, plus le profit était important. Après Naissance d’une nation, qui a lancé ce modèle, on a construit une quantité d’immenses palais pour la bonne raison que c’était la seule façon de rapporter beaucoup d’argent. Les gens ne se sont pas dit : « Entassons-nous dans une grande salle sombre qui sent la sueur pour regarder un truc avec plein d’autres gens ». Aujourd’hui, les nostalgiques disent que les gens auront toujours envie d’aller voir un film en salles. Non : c’est juste un système économique. Parfois, ça fonctionne bien pour certains types de programmes, notamment les films pour enfants, parce que les enfants aiment bien s’entendre manifester leurs réactions collectivement, ou encore les films culte, intéressants à voir dans une foule. Quels films ont changé l’histoire du cinéma ? Naissance d’une nation, L’Aurore, Citizen Kane, A bout de souffle, Billy Jack, Pulp Fiction… Tous ont changé l’économie du cinéma. J’ai donné des cours à l’université de Columbia, qui vont faire l’objet d’une série d’articles dans Film comment, dans lesquels j’enseignais l’histoire du cinéma sous l’angle de la technologie plutôt que sous un angle purement artistique. Le cinéma est un art purement technologique sans précédent. Un cours portait sur l’histoire de l’enregistrement sonore, et montrait comment les films ont évolué en même temps que les techniques de prise de son. De la même façon, il y a une histoire des objectifs utilisés par les chef opérateurs, une histoire des équipements utilisés pour les mouvements de caméra, une histoire de la technologie de la couleur… Certains films ont changé l’histoire à cause de leur technologie, comme Citizen Kane. D’autres à cause de leur attitude, comme A bout de souffle ou Pulp fiction. Pourquoi avez-vous cité Billy Jack? Parce que c’est le premier film à avoir expérimenté le « fourwalling » avec un succès énorme. Le fourwalling est une forme d’autodistribution qui consiste à louer une salle (« quatre murs ») pour exploiter un film indépendamment. Personne ne voulait distribuer le film de Tom Laughlin, alors il s’en est chargé lui-même, et à la différence de Cassavettes qui avait lui aussi essayé, il a amassé une fortune. Billy Jack a cartonné et a changé les habitudes économiques du jour au lendemain. Personne n’avait réussi ça auparavant. Pour revenir à Pulp Fiction, qu’entendez-vous par changement d’attitude ?Le film marquait la fin du héros existentialiste et l’avènement du héros ironique. Le premier demande : « Dois-je vivre ? », le second dit : « Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? ». Cette question de vie ou de mort est évidemment à poser avec des guillemets. Est-ce qu’on ne risque pas de se lasser du post-modernisme ?Si ! Hé hé. Je veux dire, c’est surtout elle (Uma Thurman) qui me plaisait dans Pulp fiction. Le film est très malin dans sa façon de déconstruire l’intrigue. Mais le truc de Tarantino s’use très vite à mon avis. Pensez-vous que la 3D va changer les habitudes ? Pas vraiment. Mais c’est sûr que les améliorations qui ne peuvent pas être répliquées à la maison, comme l’Imax et la 3D, deviennent de plus en plus intéressantes, alors même que nous avançons dans la période post cinéma en salles. La télévision s’est substituée au cinéma en tant que pourvoyeur de drame. Pour compenser, les films sont de plus en plus spectaculaires. Gravity est une excuse pour aller en salles parce que la 3D est unique, alors que Gatsby ne gagnerait probablement rien en 3D. Mais je crois que la 3D ne dépassera jamais le stade de la curiosité. Je ne crois pas que ce soit adapté optiquement à la vision humaine. Je ne suis même pas sûr que nous utilisions nécessairement notre capacité à voir en relief. On vient de découvrir que les gens qui avaient acheté des télés 3D ne regardaient que des programmes en 2D ! Quelle sera la prochaine innovation ? Economiquement, il s’agira de trouver comment générer des revenus dans le nouveau monde numérique. On en est loin. Et pour le moment, on se dirige droit dans le mur. Il va se passer pour le cinéma ce qui s’est passé pour la musique et pour la presse. Je ne vois pas comment l’éviter. La musique a perdu 65% de ses revenus depuis son passage au numérique. Elle survivra, parce que les coûts ne sont pas insurmontables, à la différence du cinéma, qui nécessite d’énormes investissements pour certains types de films. Et naturellement, ce sont ces films que les gens ont envie de pirater. Ils ne piratent pas les films à micro budget ! Donc je ne connais pas la solution. Quand quelqu’un aura trouvé ce que tout le monde est en train de chercher actuellement, c’est-à-dire comment monétiser l’internet, ça fera une grosse différence. Alors, la prochaine avancée technologique se fera dans le domaine de l’interaction. A quelle échéance ? Au train exponentiel où vont les choses, il risque de se passer dans les vingt prochaines années l’équivalent de ce qui s’est passé au cours du dernier siècle. On peut imaginer que dans cinq ans, on aura des lunettes Google pour visionner des films dans nos têtes. Vous connaissez la notion de singularité technologique ? C’est ce qui arrive lorsqu’il ne peut plus y avoir de séparation entre l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine. Elles fusionnent. Raymond Kurzweil, qui est un grand théoricien de la question, prédit cette occurrence pour l’an 2040. C’est proche : seulement 25 ans. Je pense qu’il peut avoir raison. Il existe un merveilleux documentaire sur lui intitulé The transparent man, qui a inspiré le prochain film avec Johnny Depp Transcendance (de Wally Pfister).Aujourd’hui, Kurzweil dirige le département recherche et développement chez Google. L’année dernière, il a acheté 60 sociétés spécialisées dans la robotique. Il doit avoir une idée derrière la tête! Il sait que les humains ressemblent de plus en plus à des machines et les machines à des humains. Que va-t-il arriver aux gens qui contribuent aux films, comme les scénaristes ? Beaucoup de métiers du cinéma sont déjà détruits, comme technicien de laboratoire, ou projectionniste… Mais on aura toujours besoin de scénaristes. La narration est essentielle, c’est une façon de définir le temps qui passe. Même en l’absence d’un récit, la narration s’impose sous une forme ou une autre, parce que c’est une nécessité. Le succès des séries télé doit beaucoup aux scénaristes. Vous avez déjà essayé ? J’ai écrit un pilote pour HBO que devait réaliser Scorsese. Mais il n’y a pas eu de suite. Je viens de passer un contrat avec CNN pour une minisérie en six parties. C’est une forme d’écriture différente, et dans un certain sens, meilleure. Parce que la structure en trois actes qui tient en deux heures ou 2H1/2 commence à donner des signes de fatigue. Le public en a tellement bouffé que ça devient très difficile de les intéresser. Aussitôt qu’ils ont saisi l’exposition, ils devinent tout ce qui va se passer. Alors que si votre film dure 18, 30 ou 50 heures –parce que ça revient à ça- vous pouvez être beaucoup plus imprévisible. Lorsque j’écrivais le pilote pour HBO, je pensais comme un scénariste. Et ils me disaient : « Non, non. Vous ne pouvez pas mettre un climax au 3ème acte. » Quand on écrit pour la télé, le climax arrive au deuxième acte, parce que dans le troisième, vous devez les préparer à l’épisode suivant. C’est une façon intéressante d’écrire. On ne se préoccupe plus de la durée. On ne sait plus à quoi ressemble le film. On ne sait plus comment les spectateurs le voient. Ni comment ils paient. Ce que vous voyez sur Youtube peut-il être qualifié de film? Je crois que oui. L’intégralité de la série Madmen est-elle un film ? Oui, même s’il est très long. Les films sont restés longtemps sous un certain format uniquement parce qu’ils correspondaient à un modèle économique. Maintenant, je regarde les séries télé là-dessus (il montre son Iphone). De quoi parle Dying of light ? Ca ressemble à un thriller, mais ça parle de la crise de fin de vie de deux personnages, l’un atteint de démence, l’autre d’une maladie du sang. Chacun essaie de trouver l’autre afin de le tuer avant de mourir. Quelqu’un m’a dit qu’il faudrait que ce soit prêt pour Toronto, mais ça me paraît horriblement proche ! The Canyons sort aujourd'hui en salle. Le film de Paul Schrader raconte l'histoire de Christian, jeune producteur de films aussi jaloux qu'ambitieux, amoureux fou de Tara, une actrice qu'il abrite sous son toit. Obsédé par l'idée qu'elle le trompe, Christian fait suivre Tara et découvre qu'elle entretient effectivement une liaison. Sa jalousie se fait d'autant plus grande que l'amant de Tara n'est autre que Ryan, ex-petit ami de cette dernière qu'elle a imposé sur le futur projet cinématographique de Christian. Le producteur décide alors de les piéger tous les deux, sacrifiant au passage ce qui lui reste d'humanité dans des jeux pervers et violents.Voir aussi :Faut-il sauver Lindsay Lohan ?
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