Cary Joji Fukunaga Mourir peut attendre
West Ian/PA Wire/ABACA

Dire adieu à Daniel Craig, réussir le méchant bondien définitif et lancer des pistes pour l’avenir de la saga : voilà le gros boulot qui attend Cary Joji Fukunaga. Mission impossible ? En 2020, le réalisateur nous donnait quelques éléments de réponse.

CARY JOJI FUKUNAGA : D’abord, laissez-moi vous raconter un truc sur Première. J’habitais dans le Sud de la France quand j’avais 18 ans, et c’est l’un des premiers magazines que j’ai achetés. La couverture était consacrée à Trainspotting et je me souviens très bien avoir feuilleté la revue dans tous les sens un nombre incalculable de fois, parce que Trainspotting était mon film préféré à l’époque. Alors me retrouver 20 ans plus tard à la tête d’un film qui aurait dû être réalisé par Danny Boyle, c’est surréaliste (Rires.)

PREMIÈRE : Puisque vous abordez le sujet, comment avez-vous avez géré la transition avec Boyle [qui a quitté le projet pour « différends créatifs »] ?
Comme j’ai énormément de respect pour Danny, je lui ai écrit à la seconde où l’on m’a offert le job de réalisateur. Il m’a en quelque sorte donné sa bénédiction. Sauf qu’à ce moment-là, je n’avais pas du tout l’intention d’écrire le scénario. C’est un peu arrivé par nécessité.

C’est-à-dire ?
J’étais bien conscient de la quantité de travail à abattre pour réaliser un James Bond, et je n’avais pas envie de me rajouter l’écriture du script en plus. Je voulais mettre ma patte sur le scénario, mais je pensais qu’on allait embaucher un scénariste pour faire le gros du travail. Pour différentes raisons, notamment de timing, ça ne s’est pas passé comme ça. Et je me suis retrouvé scénariste principal. Ma première tâche, de septembre 2018 à janvier 2019, a été de remettre de l’ordre dans le script. J’ai joué avec les morceaux de scénario auxquels Barbara Broccoli et Michael G. Wilson [les producteurs de James Bond] tenaient absolument, en essayant de mettre au point un script qui me ressemble. J’avais en tête qu’il fallait que ce soit une histoire à la hauteur du dernier James Bond de Daniel - de cette renaissance de la franchise entre Casino Royale et Spectre - mais également un film compréhensible pour un spectateur qui n’aurait pas vu les précédents.

Ce qui ressemble à un défi homérique, d’autant que c’est la première fois que vous réalisez un film Bond.
Pour être honnête, au départ j’ai eu sensation que j’allais devoir gravir une montagne. À genoux. Mais je me suis tout de suite mis au boulot, sans relâche. J’avais déjà mon idée. Je savais que ce qui marche vraiment dans ces films, c’est leur dualité. D’un côté, il faut être au diapason de son époque, et de l’autre, ne jamais oublier de garder un pied dans la tradition. Le plaisir du spectateur passe à la fois par la nouveauté et le fait de reconnaître les éléments qui ont forgé la légende.

Donc vous avez passé du temps à réfléchir aux clichés bondiens ?
Exactement. Il faut évidemment renouveler la façon dont on les montre à l’écran, mais cette répétition des tropes a, je crois, quelque chose de rassurant. De confortable. Et comme on vous promet que vous êtes entre de bonnes mains, alors vous êtes plus ouvert aux nouvelles expériences. Mais il faut se méfier des clichés bondiens. Ils peuvent être sournois. Je compare ça à des mines antipersonnel : on sait qu’on a marché dessus une fois qu’elles ont explosé !

L’autre passage obligé d’un Bond, ce sont les scènes d’action spectaculaires. Et vu ce que Martin Campbell et Sam Mendes ont proposé dans les précédents films, je m’interroge sur la façon dont vous avez envisagé ces séquences.
C’était de loin le plus gros challenge. Vous n’imaginez pas combien de temps ça prend de préparer une grosse cascade d’un James Bond, et le niveau de sécurité qu’il faut instaurer. Notamment pour notre scène d’ouverture qui se passe à Matera, en Italie. On tournait au milieu de la ville, dont les bâtiments sont très protégés par la loi. Et on faisait sauter des bagnoles au-dessus de murs, à très grande vitesse… C’est complètement dingue, surtout vu notre timing très serré : il a fallu qu’on tourne certaines séquences avec la moitié du temps qui nous serait normalement imparti. Mais ce qui m’obsédait par-dessus tout, c’était que ces scènes disent quelque chose des personnages et viennent soutenir le drame. Le spectaculaire pour le spectaculaire n’avait pas d’intérêt. On a eu la même réflexion sur la photographie avec mon chef opérateur Linus Sandgren [La La Land, First Man] : nos discussions portaient essentiellement sur la façon de faire passer de l’émotion à travers la température des couleurs, bien plus que sur l’opposition lumière/obscurité. On voulait arriver à une sorte de bleu tirant sur le blanc, un peu comme quand le soleil va se coucher. D’ailleurs, sous bien des aspects, ce film a été pensé comme si tout se jouait pendant les dernières minutes du crépuscule.


Qu’est-ce qui vous intéressait au fond : apporter votre pierre à l’édifice sur le personnage de James Bond ou sur le James Bond joué par Daniel Craig ?
Oh, définitivement sur le 007 de Daniel Craig. Je l’ai déjà dit, c’est mon James Bond préféré. Et Casino Royale est le meilleur film avec Daniel, largement au-dessus des autres. C’est ici que le personnage est le plus complexe et c’est pour ça que c’est la référence majeure de mon film. Je voulais faire sauter toutes les protections psychologiques que Bond a mises en place à partir de Skyfall, et interroger ce qu’on a pu voir dans Casino : qu’est-ce que ça fait d’assassiner un être humain ? À quel point le premier meurtre reste gravé en vous ? Et est-ce que c’est plus simple de tuer quand on en a le droit ? Je me suis demandé quels effets tout cela avait pu avoir sur lui sur le long terme. C’est aussi passionnant à mettre en perspective avec l’évolution de la société durant ces quinze dernières années, notamment sur la façon dont on a appris à accepter la violence. Surtout pour Bond, en tant que mâle blanc dans un monde où la diversité et l’empowerment deviennent des sujets centraux, dans la vraie vie comme au cinéma.

Votre Bond est donc conscient d’être une espèce en voie d’extinction, le produit d’une époque révolue ?
Il y a de ça, mais sans jamais le prendre de haut et avec une portée émotionnelle très forte. Je crois que dans un bon James Bond, le personnage reste fondamentalement lui-même, mais on lui laisse l’opportunité d’émouvoir, voire d’être ému. Et chaque scène du film est pensée pour tendre vers sa conclusion. C’est pour ça que je suis toujours aussi fan d’Au service secret de Sa Majesté, un des rares à avoir parfaitement réussi ça. 

Vous étiez inquiet de votre liberté de mouvements et de la pression qui va avec le fait de réaliser un James Bond ? On sait que la franchise est pilotée principalement par ses producteurs, et que Daniel Craig lui-même est très impliqué sur tous les aspects.
Il était très clair que je ne réalisais par un film indé pour Netflix ! Je savais parfaitement qu’en signant, je devenais le capitaine d’un énorme paquebot avec beaucoup de monde à bord, et énormément d’argent à ma disposition. Ce qui voulait forcément dire subir une pression dingue. D’autant que tout le monde s’attend à un succès : personne ne fait un film James Bond en pensant qu’il va se planter au box-office. Mais la pression créative que je me mettais était plutôt la suivante : est-ce que je peux faire un bon film dont je serais fier, tout en réussissant à jouer avec les contraintes imposées ? C’était ça, mon questionnement. Et il se trouve que j’ai eu un contrôle créatif très important durant le tournage et la post-production car j’avais deux casquettes : réalisateur et scénariste. Finalement, c’était une aubaine de bosser sur le script (Rires.) Mais je ne veux pas vous laisser penser que Barbara Broccoli et Michael G. Wilson sont des producteurs tout-puissants, ils sont bien plus malins que ça. Ils ont énormément de respect pour les créateurs qui travaillent avec eux, et si on n’était pas d’accord sur quelque chose, ça faisait toujours l’objet d’une vraie discussion. On ne m’a jamais dit : « Tu vas faire ça, et point barre ». 

Chez James Bond, le méchant est au moins aussi important que 007.
On est bien d’accord (Rires.)

Mais il doit à la fois être signifiant dans le monde actuel et représenter une vraie menace pour Bond. Comment écrit-on un personnage qui n’a pas d’autre choix que d’être iconique, et en quoi Safin [Rami Malek] y parvient ?
Le méchant bondien est une blague depuis longtemps, mais le Dr Evil d’Austin Powers a compliqué le boulot des scénaristes. C’est devenu un objet de moqueries. Je crois que le plus compliqué quand on fait un James Bond, c’est d’être sincère. On ne peut pas se moquer de nous-mêmes. Mais on en revient au poids de la saga. Cette honnêteté est difficile à trouver parce que tous les scénaristes sont très conscients des gimmicks de la série. Sans oublier qu’on a tous été bombardés de copies au fil des années. Même le Batman de Christopher Nolan doit beaucoup à Bond, le personnage de Morgan Freeman étant une autre version de Q avec tous ses gadgets. Comment écrire un méchant incarné qui ait la stature pour faire face au Commandeur et qui ne semble pas sorti d’un cirque ? La réponse, je l’ai trouvée en me focalisant sur ce qui nous fait le plus peur en ce moment, et qu’on n’a étrangement pas encore vu à l’écran. Quel genre d’esprit terrifiant pourrait croître dans le monde d’aujourd’hui ? 

Je vous pose la question…
Ah ah ! Non, désolé, je ne vous donnerai pas la réponse aujourd’hui !

Mourir peut attendre, le 6 octobre au cinéma.