Première
par Gérard Delorme
« C’est un des films les plus étranges jamais réalisés. Il traite d’un des grands mystères de la création, la vie et la mort. Prenez garde. Peut-être serez-vous choqué. Peut-être même serez-vous terrifié. Peu de films ont eu un tel impact. Mais je vous conseille de ne pas le prendre très sérieusement. »
Ce préambule, que prononce le présentateur de cinéma ambulant avant la projection du Frankenstein de James Whale dans L’Esprit de la ruche, pourrait être répété à peu de chose près pour présenter King Kong, que regarde à la télévision le jeune Conor dans Quelques minutes après minuit. Ce n’est pas un hasard si Juan Antonio Bayona commence son troisième long métrage (dont le titre original est A Monster Calls) en citant un film de grand monstre. Ce n’est pas non plus un hasard si le cinéaste se réfère implicitement au film séminal de Victor Erice dans lequel une petite fille de 7 ans trouvait, grâce au monstre de Frankenstein, une façon de survivre à la guerre civile espagnole.
QUELQUES MINUTES APRÈS MINUIT : DU LIVRE AU FILM
Cauchemars récurrents
En évoquant King Kong, et plus généralement des dragons, des géants et des sorciers, Quelques minutes après minuit reproduit un thème présent dans toutes les cultures, mais particulièrement ardent dans le cinéma espagnol, qui accorde une grande importance au fantastique pour surmonter les difficultés de la réalité. Dans Mon voisin Totoro, ce sont deux petites filles qu’une sorte de chat géant aide à compenser l’absence de leur mère hospitalisée. Dans le film de Bayona, c’est un garçon, « trop vieux pour être encore un enfant, trop jeune pour être déjà adulte », qui souffre de cauchemars récurrents à l’idée de faire le deuil de sa mère, malade d'un cancer. Jusqu’au moment où prend vie un arbre géant qui annonce à Conor qu’il viendra par trois fois lui raconter trois contes. En retour, le garçon devra lui-même raconter au géant une histoire, et il devra dire la vérité. Illustrés en animation dans un style aquarelle, les récits du géant sont des fables dont les enseignements paradoxaux réfutent la pensée manichéenne et impliquent l’association des opposés. Cette prise de conscience va permettre au garçon d’accepter la mort de sa mère, au moment même où il semble lui dire le contraire : « Je ne supporte pas de te laisser partir. » La même notion, mais inversée, était au cœur de L’Orphelinat, où la mère, en « laissant aller », rejoignait son fils dans le monde des morts, alors que dans Quelques minutes après minuit, Conor choisit de rester dans le monde des vivants. Auparavant, il a évolué sans distinction entre la réalité et l’univers de fantasme qui lui permettait de converser avec le géant.
Du fantasme à la réalité
Cette capacité de passer d’un espace à un autre, que Bayona maîtrise dorénavant à la perfection, et que son mentor Guillermo Del Toro a exploité à fond dans L’Échine dudiable et Le Labyrinthe de Pan, a plusieurs intérêts. D’abord elle montre que la fiction aide à supporter les épreuves les plus dures, que ce soit la guerre civile ou un drame familial. En même temps, elle permet le mélange de genres, le fantastique servant de ciment principal à ce qui autrement se limiterait au documentaire social, ou à la reconstitution historique. Dans Quelques minutes après minuit, le procédé permet de traiter un drame sur le cancer tout en évoquant le passage à l’adolescence. Bayona utilise le géant comme principal passeur d’univers. Réalisé moitié en effets traditionnels et moitié en animation 3D, il est personnifié vigoureusement par la voix de Liam Neeson qui apporte une autorité à la fois rassurante et terrifiante. Une autre passeuse est la directrice d’école, jouée par Geraldine Chaplin, dans un rôle anecdotique comparé à celui de la medium qu’elle incarnait dans L’Orphelinat. Il faut souligner au passage la sensibilité de Bayona comme directeur d’acteurs, une grande partie de l’émotion du film passant par la justesse de ses interprètes, qui doivent trouver un équilibre délicat entre la noirceur de leurs épreuves et une sorte de sérénité spirituelle.
En plus de maîtriser l’art de transiter sans heurt du fantasme à la réalité, Bayona a une façon très singulière d’établir des frontières plus concrètes, en utilisant les portes et les cloisons pour suggérer que de l’autre côté, il existe une autre réalité que le personnage n’est peut-être pas prêt, ou pas autorisé à connaître. Une de ces antichambres révèle son contenu à la toute fin de Quelques minutes après minuit. Il résout le rapport mère-fils sous la forme d’un héritage de nature artistique. C’est une conclusion forte et belle, d’autant plus qu’elle est sans paroles.