Encore un L.A. Noir ? Non, mieux que ça : le dernier des L.A. Noir. David Robert Mitchell entend enterrer le genre dans un film-mausolée enivrant.
En stricts termes géographiques, Silver Lake est un quartier branché de l’est de Los Angeles, sis entre Echo Park et Loz Feliz, tenant son nom du grand réservoir d’eau bâti en son centre. En termes cinéphiliques, pour y aller, c’est très simple. Vous descendez Mulholland Drive, prenez à gauche sur Sunset Boulevard, débouchez sur Chinatown, continuez tout droit sur la voie express Raymond Chandler. Quelques mètres après le rond-point Inherent Vice, faites bien attention d’éviter l’impasse Southland Tales, et vous voici arrivé. Le tout En Quatrième Vitesse, bien sûr. L’intrigue de Under the Silver Lake est un dédale mais le film lui-même s’envisage comme la porte de sortie d’un grand labyrinthe cinéphile, le point final d’une longue tradition de polars angelenos qui ont tous contribué à construire le mythe de la ville-cinéma, ce mirage bâti sur des images et des mensonges.
Putride
Trois ans après le Inherent Vice de Paul Thomas Anderson (qui rejouait Le Privé de Robert Altman, lui-même un hommage au Grand Sommeil), on peut légitimement se demander si on avait besoin d’une nouvelle variation sur le genre. Sauf que David Robert Mitchell ne veut pas réaliser un L.A. noir de plus : il cherche clairement à en signer le dernier spécimen, son tombeau, son épilogue/épitaphe. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’atmosphère morbide, quasi putride, du film, fléché par les masques mortuaires, les statues de cire, les tombes, les cimetières, les cadavres, les posters et sculptures de stars suicidées (Kurt Cobain) ou fauchées en pleine gloire (James Dean)…. L’enveloppe est soyeuse, attrayante, irrésistible, on voudrait lécher chaque photogramme comme un bonbon acidulé, traverser l’écran pour se lover à l’intérieur du film, pourtant tout ici empeste la mort, le stade terminal, la fin des temps. Truffé de références, de posters, d’extraits de films, sur-conscient de sa place dans l’histoire du cinéma, Under the Silver Lake entend réfléchir à la dimension vampirique de la pop culture contemporaine, ce monstre qui recycle à l’infini ses productions comme une bête délirante dévorerait ses entrailles. C’est un peu l’équivalent somnambulique et trippant du Ready Player One de Spielberg, avec la Cité des Anges dans le rôle de l’Oasis.
L’ombre de Manson
Andrew Garfield (génial, comme d’habitude) y campe Sam, un simili-hipster de 33 ans en voie de clochardisation avancée, qui passe son temps à glander en épiant ses voisins, comme dans un bon vieux Hitchcock ou De Palma des familles. Les fêtes sur les rooftops rythment la vie de la petite communauté de Silver Lake, on fait mine de s’amuser, pourtant la parano n’arrête pas de grimper depuis qu’un tueur de chiens sévit dans le quartier. L’ombre de Charles Manson, manifestement, n’a jamais cessé de planer sur L.A… La disparition d’une blonde sexy qu’il connaît à peine (Riley Keough) va entraîner Sam dans une sale affaire, le contraignant à chercher des symboles cachés dans toutes les productions pop qui lui tombent sous la main – les chansons, les images, les différents messages envoyés par l’industrie du rêve (et du cauchemar). Sam est une figure en grande partie pathétique, un jeune homme brillant qui a décidé de ne plus rien faire de ses journées, un ado attardé estimant que la vie n’a pas tenu les promesses qu’elle lui avait faites. Il vit à quelques mètres d’un monde hautement désirable, mais reste toujours à l’écart, en marge, empêché et impuissant. Le film poursuit la réflexion de David Robert Mitchell sur l’adolescence vécue comme une malédiction, un état dont on ne peut s’extirper qu’au prix de contorsions incroyables, de très violentes douleurs. The Myth of the American Sleepover (son premier long, 2010) racontait la dernière pyjama party avant l’entrée dans l’âge adulte. It Follows (son premier hit, 2014), la peur panique du sexe et du dépucelage. Under the Silver Lake fait un bond dans le temps et reprend les choses un peu après, quand l’adolescence n’est déjà plus qu’un lointain souvenir et que les utopies teenage se sont fracassées contre le mur du réel. Le cinéaste relie la crise identitaire de son héros à une sorte de malaise civilisationnel, ce moment qui nous occupe aujourd’hui, où la pop culture semble avoir perdu son rôle de phare pour devenir un océan terrifiant, mutique et absurde, qui menace de tout engloutir à chaque instant. Comment survivre ? Comment garder la tête hors de l’eau, hors du lac d’argent ? Le film n’a pas la réponse mais a le mérite de formuler l’interrogation avec une ampleur conquérante, superbement crâneuse. Il y a bien sûr une prétention hallucinante à vouloir s’imposer comme le dernier film noir tourné sous le soleil de Los Angeles. Il y en aura d’autres, évidemment. Mais le suivant ne pourra pas faire comme si celui-ci n’avait pas existé. Quelle direction emprunter après Silver Lake ? Si on se pose la question, c’est que David Robert Mitchell a gagné son pari.
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