50 ans avant Aaron Sorkin, JLG racontait lui aussi le procès des Chicago Seven, dans l’oublié Vladimir et Rosa.
Evènement majeur dans l’histoire de la gauche et de la contre-culture américaines, le procès des sept de Chicago, qui vient d’être remis au goût du jour et au cœur des débats par le film d’Aaron Sorkin (Les Sept de Chicago, sur Netflix), est assez méconnu en France, où il eut, à l’époque, beaucoup moins d’échos qu’aux Etats-Unis. Là-bas, le procès a très vite inspiré des films (Punishment Park, de Peter Watkins), des chansons ("Chicago", de Graham Nash)… Quand Woody Allen, dans son film Bananas (1971), se retrouve ligoté et bâillonné dans un tribunal, c’est une référence au traitement brutal réservé durant le procès au Black Panther Bobby Seale, sur ordre du juge Julius Hoffman… Une référence que tous les spectateurs américains de l’époque comprenaient immédiatement, tant le "trial of the chicago seven" était alors dans l’air, dans toutes les conversations.
Vu de France, c’était une affaire exotique, un peu lointaine. Les Yippies stars du procès, Abbie Hoffman et Jerry Rubin (interprétés dans le film de Sorkin par Sacha Baron Cohen et Jeremy Strong), étaient peu identifiés, et l’activiste Tom Hayden (Eddie Redmayne) n’était pas encore le mari de Jane Fonda. Mais Jean-Luc Godard, lui, toujours aux avant-postes de la révolution, s’y intéressa au point de lui consacrer un film : Vladimir et Rosa, signé du groupe Dziga-Vertov, le nom du collectif que JLG avait créé après 68 avec son camarade Jean-Pierre Gorin. Un film aujourd’hui complètement oublié et, de l’avis même de ses auteurs, plutôt oubliable. Dans son indispensable biographie du génial Suisse maoïste (Godard, chez Grasset), Antoine de Baecque raconte que Godard et Gorin avaient pris la mesure de la résonnance politique du procès en rencontrant Tom Hayden lors du tournage de One American Movie, aux Etats-Unis. De retour à Paris, ils bricolèrent en 1970 ce film co-financé notamment par une chaîne régionale allemande, Munich Tele-Pool, et l’éditeur américain Grove Press, compagnon de route historique des beatniks et de l’avant-garde littéraire. Son titre, Vladimir et Rosa, fait référence à Lénine (Vladimir Ilitch) et à Rosa Luxemburg, ce qui n’a pas forcément grand-chose à voir avec les sept de Chicago, mais était plutôt, selon de Baecque, "une façon d’attirer un coproducteur allemand" (le film eut aussi pour titres de travail Chicago Charabia et Sex and Revolution).
"Godard et Gorin, poursuit l’auteur, se sont procurés les minutes du procès, immédiatement devenues un bréviaire pour les gauchistes américains, et tentèrent de les mêler à d’autres textes du même ordre, liés aux procès en cours en France, notamment celui de Jean-Pierre Le Dantec et de Michel Le Bris, militants de la Gauche prolétarienne et rédacteurs principaux du journal maoïste La Cause du peuple." Vladimir et Rosa prendra la forme d’une sorte de relecture critique et parodique du procès des Sept (où le juge Hoffman est par exemple renommé Ernest Adolf Himmler), à mi-chemin de la distanciation brechtienne et de la pochade burlesque, interprété par les membres du groupe Dziga-Vertov et des copains de passage (Anne Wiazemsky, Juliet Berto, Yves Afonso…), et surtout par Godard et Gorin en personne, déguisés, qui font les idiots dans des sketchs clownesques et des saynètes politiques absurdes. Jugez plutôt :
Le film sera très mal reçu par les militants d’extrême-gauche et le fan-club de l’auteur d’A bout de souffle. Il faut dire que le contexte, comme le rappelle de Baecque, est marqué par la gueule de bois post-68, l’enfoncement d’une partie de l’extrême-gauche dans le désespoir et la violence, et n’incite clairement pas à la gaudriole. "C’est vraiment un mauvais film", admettra plus tard Gorin, suivi par Godard, qui en parle comme d’une tentative "complètement manquée". Aux Etats-Unis, les commanditaires du film, chez Grove Press, sont tellement déçus, choqués par cet essai qui semble tourner la révolution en dérision, qu’ils en coupent les passages comiques les plus pénibles et l’augmentent d’une intro dans laquelle Abbie Hoffman et Jerry Rubin sont montrés en train de regarder le film et de s’en moquer. La télé munichoise, elle, préféra carrément mettre le film au placard et ne le diffusa jamais. "The whole world’s watching" ("Le monde entier nous regarde"), criaient les manifestants de Chicago en 1968. Vladimir et Rosa, eux, n’ont jamais pu en dire autant.
Source : Antoine de Baecque, Godard, Grasset
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