Woody Allen, vous venez à Cannes depuis près de quarante ans, et vous refusez donc toujours d’être en compétition…Oui, j’ai toujours trouvé ça absurde de comparer les œuvres d’art entre elles. « Ce Picasso est-il meilleur que ce Matisse ? ». Non merci, très peu pour moi. Quand on fait un film, on espère juste qu’il va plaire aux gens, ça s’arrête là.Comment expliquez-vous alors que tous les autres cinéastes de la planète ont envie de se battre pour la Palme d’Or ?Parce qu’ils estiment que ce sera bon pour leur film. Mais regardez ce qu’il se passe en réalité : ils viennent à Cannes en espérant gagner, ils perdent, et ils rentrent chez eux totalement dévastés. Je préfère m’épargner ce genre de désagrément.Les récompenses ont été importantes pour vous aussi à une époque. L’Oscar du meilleur réalisateur pour Annie Hall, ce n’était pas rien…C’était important pour le film, pas pour moi. Les distributeurs étaient contents, parce que ça a contribué à faire d’Annie Hall un gros succès. Mais les Oscars, franchement… Pour espérer en gagner un, il faut dépenser des millions de dollars, organiser des déjeuners, des fêtes, faire de la pub, des relations publiques… Et c’est le plus riche qui gagne à la fin. Vous remarquerez d’ailleurs que notre système politique aussi fonctionne comme ça.Dans Stardust Memories, vous jouiez un réalisateur célèbre qui, alors qu’il agonise, dit qu’il serait prêt à échanger son Oscar contre quelques minutes de vie supplémentaires. La Palme d’Or, c’est une bonne monnaie d’échange aussi…Hi, hi. Oui, sans doute. Cette réplique, c’était pour souligner la vanité de toutes ces choses. L’adulation des critiques ou du public, ça ne vaut pas grand-chose en regard de notre capacité à vivre, à aimer. Sans même aller jusque-là, d’ailleurs. Je serais prêt à donner mon Oscar pour éviter une rage de dents.>>> Que vaut le dernier Woody Allen ?Vous avez un jour déclaré que vous n’avez jamais réalisé de chef-d’œuvre. Vous confirmez ?Absolument. Je suis très réaliste sur cette question. Prenez les grands chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma – Rashomon, Le Voleur de bicyclette, La Grande Illusion – mettez un de mes films à côté, il n’y a pas photo. J’ai fait quelques bons films, mais il n’y a aucun chef-d’œuvre dans le lot, c’est un fait. Vous savez, dès l’origine, mon rêve était de travailler comme Ingmar Bergman. Il se fichait des festivals, des prix, des critiques, il n’attendait pas trois ans avant de sortir son nouveau film pour que celui-ci soit reçu comme un immense événement… Non, il tournait un film par an, parfois deux, il travaillait sans cesse. C’est ce que j’aime faire. Je me lève le matin, j’ai rendez-vous avec Emma Stone et Joaquin Phoenix, je travaille avec des femmes splendides, des hommes élégants, il y a de la musique, de beaux costumes… Je ne connais pas de meilleure façon d’occuper ses journées. Quant au film qu’on est en train de tourner, on ne sait jamais comment il va être reçu. Certains vont l’adorer, d’autres le détester. Alors autant s’amuser en le faisant.Dans les années 70 et 80, vous cherchiez pourtant à vous mesurer à Bergman, à Fellini, vous sembliez complètement drivé par l’idée de tourner un chef-d’œuvre du cinéma. Ce désir vous a quitté en chemin ?Mais pas du tout ! J’essaie toujours de faire un chef-d’œuvre ! A chaque fois que je m’attelle à un nouveau projet, chez moi, devant ma machine à écrire, je me dis : « ça y est, cette fois c’est la bonne, je vais faire mon Citizen Kane ». Et… j’échoue systématiquement. Le tournage commence et je me rends compte que c’est plus compliqué que prévu. Je ne trouve pas le bon acteur, on manque d’argent, il pleut alors qu’on espérait le soleil, une idée que je pensais géniale se révèle désastreuse, il y a un problème avec les costumes, je rate des scènes en mettant la caméra n’importe où… Un milliard de problèmes se mettent en travers de mon chemin. A la fin, l’envie de faire un chef-d’œuvre s’est totalement évaporée. Je suis juste content d’être encore en vie. Et je prie pour que le résultat final ne soit pas trop embarrassant.Interview Frédéric FoubertL'homme irrationnel de Woody Allen avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey était présenté hors compétition à Cannes et sortira dans les salles françaises le 14 octobre 2015
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- Woody Allen : "J’essaie de faire mon Citizen Kane et… j’échoue à chaque fois"
Woody Allen : "J’essaie de faire mon Citizen Kane et… j’échoue à chaque fois"
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