Le Dossier Maldoror
Sofie Gheysens

Fabrice du Welz s’empare librement de l’affaire Dutroux pour signer un film façon Zodiac de David Fincher, porté notamment par un immense Sergi Lopez.

Prenons au mot Fabrice du Welz citant ouvertement Lautréamont et ses Chants de Maldoror. Ce long poème enténébré, physique et bestial de 1869, prévenait d’emblée les âmes égarées : « Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres…» Une invitation à épouser les contours d’une rage abrasive. Ainsi contaminé le lecteur n’avait pas d’autre choix que de se noyer dans cette fange malodorante. Fabrice du Welz (Calvaire, Inexorable…) met lui-aussi les pieds dans la boue s’inspirant d’une des plus sombres affaires pédo-criminelles qu’a connue la Belgique, l’affaire dite Dutroux du nom de ce violeur et tueur d’enfants de Charleroi dont l’itinéraire meurtrier prit fin en 1996 avec la libération de deux gamines séquestrées dans une cave. « Chemin abrupt et sauvage », potentiellement dangereux surtout, puisque rouvrir par la fiction les blessures encore vives de ce drame, c’est le risque de se prendre en pleine figure le mur d’un réel qui refuse bien souvent de transiger avec l’horreur qui l’habite. Du Welz prend ses libertés, change certains faits et surtout, les noms.  

Le Dossier Maldoror de Fabrice du Welz
The Jokers Films

 

Dutroux est ici Dedieu, avec ce que cela charrie d’interprétations plus ou moins baroques. Le « trou » donc « l’abîme » a laissé la place à la surpuissance supposée du démon inversé, « dieu » donc. De là à mythologiser le mal... C’est à Sergi Lopez que revient la lourde tâche de revêtir les habits du grand méchant loup. Le film ne s’aventurant pas dans une quête psychologisante du meurtrier, il faut se contenter de sa seule présence massive qui a la grâce (si, si !) de n’être jamais encombrée d’elle-même. La mine renfrognée dévitalisée de toute humanité, l’acteur espagnol investit puissamment le cadre riquiqui qu’on lui donne sans surjouer les salauds, le personnage l’étant de fait. Disons les choses autrement : Sergi Lopez est un formidable acteur. Sans lui, le film perdrait son équilibre et ce, même si c’est un autre champ qu’explore le film, celui très fincherien de l’enquêteur obsédé jusqu’à l’os par la traque. Une traque rendue difficile par une guerre des polices qui plombe alors la Belgique. Les pièces puzzle à priori assez simple à assembler resteront ainsi longtemps éparpillées sur le sol d’un monde en ruines. Car en creux, c’est une région sinistrée par la crise que filme Fabrice de Welz. Et c’est de cet ancrage réaliste que le cinéaste tire la force tellurique de son thriller social et brutal. A la violence inouïe se confond la tristesse d’un territoire fatigué au sein duquel coule les eaux sanguines de la Sambre qui semblent suivre un parcours maudit (voir la série du même nom de Jean-Xavier de Lestrade à laquelle on pense beaucoup dans son esthétique au réalisme cru)  

On entre dans le récit par les yeux juvéniles de Paul (Anthony Bajon), gendarme peu expérimenté qui cherche à percer à jour le monstre tout proche. Paul, être sans racines, fait partie intégrante d’un décor dont il est admis par la grâce de sa liaison avec Jeanne (Alba Gaïa Bellugi) issue d’une famille sicilienne implantée dans la région. Du Welz cite carrément le Voyage au bout de l’enfer de Cimino et sa scène de mariage à rallonge au sein d’un milieu ouvrier, dernière danse avant les ténèbres. Paul « enhardi, et devenu momentanément féroce comme ce qu’il » vit, avance, creuse, s’approche, touche du doigt la vérité, se heurte à sa hiérarchie, respire le même air que le démon, tombe… Seul face au malin qui se dérobe mais dont la trace pourrait bien s’imprimer sur la surface d’un téléviseur pourri en plein milieu de nuit. A-t-on vu l’ignominie à l’œuvre ? Les images ont-elles valeur de preuve ? « Le délire de la raison malade » de Maldoror s’accompagnait au bout du compte, d’une clairvoyance.     

De Fabrice du Welz. Avec Anthony Bajon, Alba Gaïa Bellugi, Sergi Lopez… Durée : 2h35. Sortie le 15 janvier 2025