Ce sublime et méconnu mélodrame de Max Ophüls tourné en France en 1939 bénéficie d’une ressortie en salles en copie restaurée. Un véritable évènement cinéphile.
« Pas mal ! » répond Max Ophüls à propos de son Sans Lendemain aux jeunes Jacques Rivette et François Truffaut alors journalistes aux Cahiers du Cinéma venus l’interroger. Cette réponse lapidaire a peut-être suffi à éclipser de la conscience cinéphile et collective ce mélo de 1939 réalisé par le cinéaste juif allemand alors en transit en France avant de rejoindre les Etats-Unis. Le film bénéficie aujourd’hui d’une ressortie en salles en version restaurée accompagné de deux ouvrages canonisés : Le Plaisir (1952) et Madame de… (1953) L’idée du distributeur Les Acacias est très pertinente puisque Sans lendemain préfigure tant par son propos (la chute d’une femme prisonnière des conventions sociales) que sa mise en scène complexe étouffant les êtres pris dans ses filets, les chefs-d’œuvre à venir. « Pas mal ! », en effet.
Beau mensonge
Voici l’histoire d’Evelyne (Edwige Feuillère) entraineuse dans un cabaret parisien qui voit revenir à elle son bambin tout juste viré de sa pension et surtout son amant laissé sur le carreau dix ans auparavant. Cette double résurgence entraîne chez elle un dilemme existentiel insoutenable qui l’oblige à cacher sa réelle profession à celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. Elle décide alors de mettre en scène une existence de grande bourgeoise. Evelyne délaisse provisoirement sa pension miteuse de Montmartre et loue un luxueux appartement dans les beaux quartiers parisiens avec l’aide d’un souteneur pour masquer son déclassement et sa déchéance. « Regarde, ça a l’air vrai ? » demande-t-elle à son complice une fois installée. « Quoi ? », « Moi » répond une Evelyne consciente d’être devenue l’élément d’un décor. Coincée dans son propre mensonge, elle avance tragiquement vers une destiné que l’on pressent impitoyable. « Mentir, on ne fait que ça dans la vie… » Une désillusion totale qui ne saurait être démentie.
Les corps s’entassent
Max Ophüls cinéaste-esthète filme ici un monde encombré de lui-même sans cesse étouffé par un trop-plein de lumière, d’objets, d’espaces confinés… Dans les premières minutes se superposent des images où les enseignes d’un cabaret parisien clignotent pour mieux piéger le regard. La caméra saisit Edwige Feuillère dans l’exiguïté d’un décor où les corps s’entassent et s’exhibent sans une once de pudeur. Le métier d’entraîneuse ne reposant que sur des illusions (de charme, de tendresse…), tout ici à l’allure d’un petit théâtre des horreurs.
La photo du film est signée de l’allemand Eugen Schüffftan dont le nom était déjà associé à celui d’Ophüls (La Tendre Ennemie…) mais aussi de Fritz Lang (Metropolis) ou Marcel Carné (Le Quai des Brumes) Par un jeu d’ombres et de lumière très expressionniste, son travail fait vibrer fiévreusement de l’intérieur un cadre rendu de plus en plus fragile.
La plus profonde solitude
« Il ne faut jamais laisser le monde s’approcher de notre bonheur… » affirme mélancolique Evelyne. C’est dans la suspension du temps (voir les merveilleux flashbacks sous la neige canadienne) et de l’espace (trouver refuge dans l’obscurité pour masquer ce qui nous entoure) que la beauté peut advenir.
« J’ai toujours été attiré par l’univers des souteneurs et des filles, cet univers où reposent tant de soldats inconnus de l’amour, qui forme la base honteuse et pourtant réelle de la morale bourgeoise… », expliquait Ophüls dans ses Souvenirs. Cette « morale bourgeoise » n’est pas ce qui décide Evelyne à s’incarner en femme du monde, c’est juste une façon de ne pas décevoir un amant qu’elle a déjà berné par amour et se persuader que rien n’a bougé.
Celui-ci totalement aveuglé par ses propres sentiments est bien incapable de voir les signaux de détresse envoyés par sa bien-aimée. « C’est drôle la vie, on croit que l’on a tout oublié, qu’on est fort, libre, et puis voilà, tout recommence… » lance-t-il prophétique sans mesurer la portée de cette saillie. Car le plus tragique dans cette affaire est la démonstration pleine et entière que les images que chacun essaie de renvoyer de lui-même condamnent les êtres à la plus profonde solitude tout en leur donnant l’illusion de recouvrir d’un voile éphémère la noirceur du monde. Sans lendemain, le titre déjà assumait sa part mélancolique.
Sans Lendemain. De Max Ophüls. Avec : Edwige Feuillère, George Rigaud, Daniel Lecourtois, Mady Berry… Dist. Les Acacias. Actuellement en salles.
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