En suivant des urgentistes dans les ténèbres new-yorkaises, le Français Jean-Stéphane Sauvaire transcende un matériau classique par son regard halluciné.
La New York des urgences, du 911, des sirènes des flics et des pompiers fendant la nuit, des vies miséreuses et brisées aperçues à la volée, le temps de charger le brancard dans l'ambulance, direction l'hôpital le plus proche… C'est un matériau connu, une iconographie balisée (de la série New York 911 au A Tombeau Ouvert de Scorsese) dont s'empare dans Black Flies Jean-Stéphane Sauvaire, adaptant un livre de Shannon Burke – romancier, co-scénariste de Syriana, créateur de Outer Banks, qui a lui-même été paramedic à New York.
Tye Sheridan joue Ollie Cross (on entend "Holy Cross", la Sainte Croix), apprenti urgentiste, qui veut devenir médecin, guérir le monde, le sauver – quand il n'est pas dans sa tenue d'ambulancier, il porte un blouson lui faisant des ailes d'ange dans le dos. Aux côtés d'un vieux briscard lessivé joué par Sean Penn, il va entamer un voyage de plus en plus risqué, de plus en plus infernal, dans la cour des miracles new-yorkaise. Peut-on traverser les ténèbres sans se laisser happer par elles ?
Ancien assistant de Cyril Collard et Gaspar Noé, Jean-Stéphane Sauvaire a une démarche de cinéaste qu'on commence à identifier, après trois longs-métrages : parcourir le monde, infiltrer des territoires (géographiques comme cinématographiques), s'emparer de genres classiques rendus exsangues par les clichés (le film de guerre avec Johnny Mad Dog, le film de boxe et de prison avec Une Prière avant l'aube) et les revivifier grâce à ses désirs de cinéma sensoriel, hypnotique, où l'envie d'élévation spirituelle se mêle au réalisme brutal, à une volonté d'uppercut, créant à l'arrivée une sensation de vérité semi-hallucinée.
Black Flies carbure à cette esthétique-là, ne contourne pas les clichés du genre, au contraire : il leur saute à la gorge. L'idée étant d'atteindre d'emblée le plus haut point d'intensité, et d'y rester. Sauvaire saisit une ville qu'on ne voit plus suffisamment au cinéma, la New York d'aujourd'hui, où le trauma du 11 Septembre est un souvenir à la fois lointain et toujours vivace. Il demande à ses acteurs de réinvestir ce territoire en revêtant leurs plus beaux atours "Actors Studio" – intensité, rugosité, sourcils froncés, Tye Sheridan trouvant une puissance d'incarnation inédite, Sean Penn des grands jours (mais vieilli, dans une étonnante partition hébétée) et, en bonus, un Michael Pitt comme revenu des enfers, dans un rôle secondaire, balèze, flippant, réinventé, qui grogne comme un chien enragé et écoute du métal à fond dans l'habitacle pour mieux accueillir les démons. Une ligne de dialogue résume le mélange de prosaïsme et de lyrisme du film : "Il y a nous [les urgentistes], les morts et les mourants." La conclusion – une compilation de vues new-yorkaises sur fond de L'Or du Rhin de Wagner, comme si Sauvaire ne pouvait plus s'arrêter de filmer – dit superbement que cette histoire est sans fin.
Black Flies, de Jean-Stéphane Sauvaire, avec Tye Sheridan, Sean Penn, Michael Pitt… Prochainement au cinéma.
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