En 1962, Belmondo est un jeune acteur qui a déjà tourné avec les plus grands, dont Melville qu’il retrouve pour cet intrigant polar. Retour sur les lieux du crime.
Pour apercevoir son chapeau, il faut traîner du côté de la place de l'Étoile. En haut de l'avenue Kléber, l'hôtel Raphaël est un palace parisien qui voit passer les grands et les riches de ce monde. Durant l'hiver 1962, le cinéaste Jean-Pierre Melville et sa machine à écrire habitent l'une des chambres. Pour cet homme de 45 ans au souffle court, le lit fait office de bureau.
Il écrit à la hâte le scénario du Doulos un polar adapté d'un roman de la "Série noire" de Pierre Lesou. Il y est question de bijoux cachés sous un lampadaire, de femme attachée à un radiateur, d'imperméables trop larges, de chapeaux finement coupés et de règlements de comptes entre flics et truands. Le tout dans un Paris brumeux en noir et blanc.
Jean-Paul Belmondo est mort à l'âge de 88 ansLes petits gars de la Nouvelle Vague: Godard, Truffaut et les autres - montent régulièrement quatre à quatre les escaliers du Raphaël pour visiter le saint homme. Melville est l'un des rares "vieux" cinéastes à échapper à la vindicte de ces jeunes loups aux dents longues et acérées contre "le cinéma de qualité française". Melville s'en fout, il est américain. Enfin presque. Il fait comme si. Porte Stetson et Ray-Ban, conduit une Ford Galaxy en plein Paris.
Le cinéaste a même troqué son vrai nom - Grumbach - pour celui de l'auteur de Moby Dick!, Melville est un personnage de cinéma lâché dans la vraie vie. Godard ne s'y est pas trompé en lui confiant un rôle dans son premier long métrage, À bout de souffle. L'homme, flatté, s'est exécuté, forçant à peine sa nature.
Si la première partie de la filmographie de Melville s'inscrit dans une veine très française, avec des adaptations d'auteurs reconnus comme Vercors (Le silence de la mer) ou Cocteau (Les enfants terribles), le cinéaste ne jure en réalité que par les séries B hollywoodiennes. Bob le flambeur, en 1955, marque son incursion dans le genre : une merveille. Dans un Pigalle désert, la pègre parisienne vit en vase clos, monde crépusculaire où le temps s'est arrêté. Hélas, son escapade new-yorkaise, en 1959, Deux hommes dans Manhattan, est une déception.
Melville ne le sait pas encore mais, avec Le Doulos, il va réinventer le polar et annoncer ses chefs-d'oeuvre à venir: Le deuxième souffle, Le samouraï, Le Cercle rouge... Aujourd'hui, on ne compte plus les réalisateurs qui, de Quentin Tarantino à Jim Jarmusch en passant par John Woo ou Johnnie To, citent Le Doulos en référence et peuvent en décrypter la moindre image. Pourtant, Melville a conçu le film comme une récréation tournée en deux temps trois mouvements en attendant de concrétiser un projet plus ambitieux.
Interview culte de Jean-Paul Belmondo pour Première"Dans un film d'horreur!"
En 1962, Volker Schlöndorff a 23 ans. Cet ancien étudiant de l'Idhec est l'assistant attitré de Jean-Pierre Melville depuis Léon Morin, prêtre. Pour cet Allemand installé à Paris, Melville est plus qu'un patron, c'est un "sur-père, très exigeant et possessif". Si Melville impressionne par ses manières autoritaires, sa voix grave, son mètre quatre-vingt et sa dégaine de mafieux tout droit sortie des faubourgs de Chicago, l'homme mène une vie d'ascète, entouré de sa femme, sa mère et ses chats. Sa santé fragile empêche les écarts de conduite. Ses seules entorses sont des virées nocturnes au volant de sa Ford où il refait et défait le cinéma.
"Je me souviens de notre première rencontre", pointe Volker Schlöndorff. "On venait de voir Johnny Guitar, de Nicholas Ray, dans un ciné-club. Tout le monde adorait la modernité de ce western iconoclaste. Sauf lui. Dans sa voiture, il m'expliquait en quoi ce film représentait le déclin du cinéma. Lui préférait les réalisateurs plus classiques comme Robert Wise ou William Wyler."
Lorsqu'il n'est pas dans sa chambre du Raphaël, Jean-Pierre Melville vit chez lui, au 25 bis, rue Jenner, dans le 13e arrondissement. C'est là, dans un ancien garage, qu'il s'est construit ses propres studios de cinéma. De son lit aux plateaux de tournage, il n'y a que quelques pas et un escalier en colimaçon qu'il descend en robe de chambre pour imaginer, avec son assistant, les plans à tourner.
"On se serait cru dans un film d'horreur de Franju", poursuit l'auteur du Tambour. "Tout était entassé dans quelques mètres carrés. C'était petit, mais Melville voulait prouver que l'on pouvait y faire de grandes choses." L'intégralité du Doulos est tournée entre les quatre murs de la rue Jenner. Seules quelques prises de vues extérieures empêchent une totale claustration.
Ce cinéma en chambre colle avec l'esprit de Melville qui se voit comme un artisan du cinéma et hausse les épaules lorsqu'il entend ses admirateurs de la Nouvelle Vague lui parler de tournages improvisés dans la rue. Adepte du minimalisme dans sa mise en scène et le jeu des acteurs, il réfute toute idée de réalisme. Il avait horreur du découpage.
"Pour la séquence du commissariat, où Jean Desailly et ses hommes interrogent longuement Jean- Paul Belmondo, je le revois allongé sur son lit et me dire : 'Et si on le faisait en un seul plan ?' La caméra devait couvrir tout le décor à 360 degrés et suivre différents personnages. À l'époque, les gros câbles d'alimentation ne facilitaient pas les mouvements d'appareils. C'était impossible. Melville a insisté. On l'a fait." Résultat, la séquence dure 9' 38 et impressionne par son extrême simplicité. Pas d'épate. La prouesse est discrète et ne sert que le propos, pas l'ego du cinéaste.
"Je te pardonne!"
La retenue dans le travail est souhaitée si on veut côtoyer la bête. Jean-Paul Belmondo est pourtant l'exact opposé : sautillant, hâbleur, il incarne tout ce que Melville déteste. L'acteur de 29 ans a pour habitude de coller sur les murs des antisèches avec ses répliques. Mais le cinéaste a besoin de cette désinvolture pour suggérer l'ambiguïté de son personnage à l'écran. Silien-Bébel est le doulos, l'indic de police en argot. Un parfait salaud, du moins le croit-on.
Le scénario de Melville est, de toute façon, si compliqué que le jeune acteur ne sait pas très bien qui il est exactement. En voyant le film pour la première fois, Belmondo se serait ainsi écrié : "Merde alors, l'indic, c'est moi!" "Au contact des acteurs, Melville changeait d'attitude, devenant soudain froid et autoritaire", se souvient Schlöndorff. "Il leur donnait très peu d'indications, seulement quelques précisions sur leur attitude. Sur le tournage du Samouraï, je l'ai vu passer des heures à rectifier la façon dont Delon devait réajuster son chapeau devant la glace. Sur Le Doulos, il vénérait Serge Reggiani. Pour lui, c'était un demi-dieu. Quand le comédien arrivait sur le plateau tout le monde se taisait et Melville semblait nous dire : 'Profitez de sa présence et apprenez !' Ce qui agaçait profondément Belmondo !"
Le Doulos est tourné rapidement, avec un budget serré. À sa sortie, le récit morcelé déroute. Dans la première partie, la mise en scène creuse volontairement des trous dans l'intrigue pour brouiller les repères. Cette structure périlleuse qui jongle avec les outils du cinéma (ellipses, flashback...) participe aujourd'hui au culte du film. Si Le Doulos n'explose pas le box-office, il entre facilement dans ses frais.
Melville peut maintenant passer à son adaptation de Georges Simenon, L'aîné des Ferchaux. Volker Schlöndorff, lui, décide de prendre son envol et part avec Louis Malle tourner Le feu follet. Une trahison pour Melville qui ne lui adresse plus la parole. "Quand on se croisait à des projections, j'avais peur. L'homme pouvait être impressionnant!" La réconciliation aura lieu des années plus tard, dans un cinéma des Champs-Élysées. Schlöndorff entre dans la salle. La projection est commencée depuis un moment. Pour ne pas déranger, le jeune homme s'assoit au premier rang.
"Je regarde discrètement mon voisin : Jean-Pierre Melville ! Sur l'écran, L'obsédé, de William Wyler, son cinéaste préféré. Une fois le film terminé, les lumières se rallument. On ne bouge pas. Le silence est pesant. Soudain, il s'adresse à moi sans me regarder: 'Puisque c'est Wyler, je te pardonne.' Tout Melville est là." Nous sommes en 1965. Bientôt, un incendie accidentel détruira les studios de la rue Jenner et, avec eux, les illusions du cinéaste.
Melville meurt d'une crise cardiaque en 1973. À l'hôtel Raphaël, on a gardé les registres qui témoignent des nombreux passages de l'homme au Steston. Volker Schlöndorff y est allé récemment. Il a regardé longuement les documents signés de la main de ce père spirituel. À l'étage, une chambre paraissait soudain bien vide.
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