Le film présenté à Venise est une descente épique et sauvage dans l’expérience d’un immigré juif fraichement débarqué aux Etats-Unis.
Dès la fin du générique de The Brutalist, les festivaliers vénitiens savaient qu’il venait de se passer quelque chose. Après plusieurs jours à écumer les salles du Lido en quête de fraîcheur (et d’auteurs aussi), un film venait enfin tout écraser. Les superlatifs de la presse une fois les lumières rallumées (« fascinant », « captivant », « épique », « audacieux ») disaient bien la puissance du projet. Et son ambition. Car avec ce film, Brady Corbet entend explorer les racines (éthiques, esthétiques et morales) de l’Amérique contemporaine, et dénoncer l’antisémitisme et le capitalisme fou qui rongent les fondations du pays depuis les années 50.
Troisième film d’un jeune cinéaste (Corbet a 35 ans), The Brutalist annonce dès le début la couleur. Trois heures trente cinq, un prologue, un entracte qui sépare deux parties aussi tétanisantes… On hésite entre la vanité folle d’un réalisateur inconscient ou le génie drapé au contraire dans la pure conscience de soi. Le logo Vistavision (et la projection en 70 mm), le générique dément (monochrome, fonctionnel et répétitif) ainsi que le prologue infernal ouvrent une oeuvre behemoth et laissent entendre que ce film ne ressemblera à rien de ce qu’on a vu jusqu’ici.
L’histoire est celle d’un architecte juif hongrois, rescapé des camps, qui débarque aux États-Unis après la guerre. C’est le sens de l’ouverture impressionnante qui dure quelques minutes et suit dans un bruit de machinerie industrielle assourdissant une silhouette. L’ombre indiscernable court à travers un dédale de tuyaux, se cogne contre des gens, s’échappe à travers des coursives, au milieu de cris et d’un vacarme inquiétant. Impossible, devant cette scène introductive, de ne pas penser au début de La Zone d’intérêt pour sa puissance d’arrêt et sa volonté de désorienter le spectateur.
De fait, on ne sait pas bien où l’on se trouve. Est-ce un camp ? une ville ? un ghetto ? une prison ? Ou plus simplement une métaphore des années de guerre et de la solution finale ? Toujours est-il qu’à la fin, l’homme aperçoit la lumière du jour, accélère sa course et se retrouve sur le pont d’un navire devant la statue de la liberté. Mais, aperçue du point de vue du héros, groggy et lessivé, la statue est montrée dans une vue inversée, de traviole, symbole de tout ce qui va suivre.
Laszlo Toth (Adrien Brody, aussi génial et impressionnant que dans Le pianiste), autrefois architecte de génie à Budapest, est désormais condamné à végèter chez son cousin installé à Philadelphie. Un magnat du coin, répondant au nom très WASP de Van Buren (fantastique Guy Pearce, au début mi-rigolard mi-inquiétant), va lui donner sa chance et l’engager pour bâtir un projet hors-norme. C’est globalement l’intrigue de la première partie du film, intitulée « Enigma of Arrival ». Enlevé, caracolant à la vitesse d’une Chrysler Falcon, ce premier chapitre met en lumière l’extraordinaire virtuosité de Corbet et le talent de son chef op qui utilise le 70 mm de manière radicale. Ample, clair et assez fascinant, ce segment pose les bases du drame à venir tout en racontant la traditionnelle aventure de l’immigrant américain. Down and rise…
Le deuxième chapitre (après un entracte de 15 minutes) détruit tout cela : le film brosse alors le portrait d’un nouveau Citizen Kane (Van Buren), met en scène le fossé culturel qui oppose la naïveté et la « pseudo » innocence américaine au tragique européen, et ausculte sans pitié l’antisémitisme fifties, considéré ici comme l’un des piliers de l’âge d’or yankee. Car Toth va se heurter à la haute bourgeoisie protestante qui voit d’un très mauvais œil ce juif, lesté du poids de la vieille culture européenne, prendre de plus en plus de place dans la communauté. Les élites refusent de se laisser imposer son fardeau existentiel (la scène sur le choix entre le béton et le marbre pour le monument est exceptionnelle).
On pensait voir la quête d’une oeuvre d’art totale et sublime, ce deuxième acte devient étouffant, lourd et poisseux (dans tous les sens du terme). Intitulé « The Hardcore of Beauty », ce chapitre voit aussi la femme de Lazslo, Erzsébet (jouée par Felicity Jones) le rejoindre avec leur nièce, Zsófia (Raffey Cassidy). Les deux femmes détestent leur nouvel environnement et refusent le libéralisme et la liberté que ses nouveaux « maîtres » leur octroient. Les choses vont prendre une tournure sombre et dramatique car derrière tout cela, ce que met en scène Corbet c’est la sauvagerie qui nourrit le capitalisme triomphant (laissant entendre que le « Brutalist » du titre n’est pas qu’une référence à un courant artistique, et n’est pas forcément celui qu’on croit).
The Brutalist est le troisième film de Brady Corbet. On connaît un peu l’acteur, croisé chez Haneke, Von Trier, Östlund ou Mia Hansen-Løve, mais moins le cinéaste dont les deux précédents films n’ont pas été distribués en salle en France. On découvre ici la folie de ses visions, la puissance (sensuelle, sexuelle et métaphorique) de sa mise en scène, sa virtuosité formelle. Reprenant certaines leçons apprises chez ses metteurs en scènes (on pense parfois à Haneke ou à Von Trier) Corbet s’inspire aussi des grands formalistes. Il y a du PT Anderson chez lui dans cette manière de faire de l’aventure américaine une histoire tragique et théâtrale, démente et outrancière. Dans cette façon de passer au tamis de l’intériorité, les événements et l’expérience US pour en faire une critique explosive.
The Brutalist a reçu le Lion d'Argent de la meilleure réalisation à la 81e Mostra de Venise :
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