Depardon filme des personnes placées en hôpital psychiatriques sans leur consentement et leur confrontation à l’institution judiciaire.
La dernière fois que Raymond Depardon avait donné de ses nouvelles, c’était avec Les Habitants, un film qui écumait les restauroutes et les sous-préfectures et redonnait vie à la France des oubliés. 12 jours explore un territoire différent. Tout commence sur un plan très long, majestueux, qui suit un couloir vide. Du cinéma pur, majestueux comme du Kubrick, sur la musique d’Alexandre Desplat, un moment de désolation mélancolique gonflé par un sens fulgurant du cadre. Et puis on passe soudainement à la litanie des fous et à la radiographie de l’institution judiciaire et psychiatrique. Tout le film va avancer comme ça, sur un fil, entre ces stases apaisantes, nécessaires, presque à l’écart du « documentaire » et le réel, violent, bruyant, disruptif. Fou.
Ce n’est pas la première fois : Depardon avait déjà consacré deux documentaires à l’institution psychiatrique (San Clemente, docu libre et libertaire sur un asile de Venise et Urgences, docu clinique sur les urgences psychiatriques parisiennes). Il avait aussi signé deux autres films consacrés à la justice (Délits flagrants et 10e chambre – instants d’audience). Un peu comme Wiseman (mais sans sa volonté totalisante), il a regardé ces institutions de biais, à bonne distance, entre la captation clinique et la réflexion morale. Ce documentaire-là fusionne ces deux obsessions, la justice et la folie, et enregistre en champ-contrechamp d’un côté la parole d’hommes et de femmes « malades », de l’autre celle des juges qui doivent décider d’une éventuelle remise en liberté. Les « 12 jours » du titre, c’est le temps nécessaire pour que l’institution judiciaire décide si la détention d’un malade mental hospitalisé sans son consentement est justifiée ou non. Et s’il doit être libéré ou maintenu à l’hôpital.
Fous alliés
On croise donc l’employée de chez Orange, poupée brisée au visage rongé par les larmes, qui tente de s’accrocher comme elle peut au monde ; le type au calme fragile, en rupture existentielle, qui a poignardé un passant sans trop savoir pourquoi ; le junkie hagard, aux yeux f(l)ous, qui vrille dans une logorrhée obsédée par sa kalachnikov ; une jeune fille qui affirme ne pas avoir cherché à se suicider mais s’est tailladé les veines pour détourner son esprit de la douleur des multiples viols qu’elle aurait subis ; ce type atone et inquiétant qui conseille à la juge de contacter son père mais aussi Olivier Besancenot parce qu’il doit « créer son mouvement politique »… le cinéaste fait surgir de sa boîte de Pandore dix figures d'un cauchemar quotidien, une humanité déglinguée traquée en plan-fixe, focale moyenne et cadre serré. Une humanité dont la puissance d’émotion nous revient à la gueule et renvoie à nos propres limites broyées par la violence du travail, des relations amoureuses ou de la vie sociale. Par la puissance simple de son dispositif, Depardon réussit à montrer les failles de chacun, le désarroi, la folie ou la faiblesse des hommes et des femmes qui défilent, le dénuement des avocats un peu paumés, et l’humanité des juges, parfois trop secs, parfois désemparés, parfois bouleversés, mais toujours représentants d’une institution administrative qui à la fin écrase et domine. D’ailleurs, avec sa caméra, sans rien faire, à deux ou trois reprises, on croit bien que Depardon semble se protéger un peu de tout ce cirque, et ça aussi c'est bouleversant. Captation clinique, réflexion morale, litanie des fous… oui, oui, il y a tout ça dans 12 jours. Mais transcendé par un regard d’une douceur et d’une bienveillance sidérantes. On vous aura prévenu : au delà de son sujet passionnant, c’est l’un des plus beaux films de l’année.
Commentaires