Alain Delon Palme d'Or d'honneur au festival de Cannes 2019
Hahn Lionel/ABACA

L’ultime star du cinéma français s’en est allé. Clivant sur le plan politique, la manière dont depuis ce matin, au- delà du grand public, on lui rend hommage est, à cette aune, passionnante à observer.

On redoutait ce jour où il faudrait écrire Alain Delon au passé. Et le 18 août 2024 restera donc à jamais le jour où cette légende s’est éteinte. Une star, un monstre sacré… Aucun mot, aucune expression ne pourraient au fond résumer, embrasser pleinement une carrière et plus largement une vie qu’aucun scénariste n’aurait osé coucher sur le papier, tellement elle sort du champ de l’ordinaire, tellement rien ne prédestinait cet homme non seulement à devenir acteur mais à devenir cet acteur- là, connu et reconnu à travers le monde, qui jusqu’à son dernier souffle, n’a laissé personne indifférent. Tant chez lui l’homme et l’artiste sont indissociables, comme il l’a toujours revendiqué haut et fort .

Ce moment du dernier adieu, on a commencé à en prendre vraiment conscience il y a cinq ans sur la scène du festival de Cannes, quand Alain Delon y a reçu une Palme d’honneur en livrant un discours posthume bouleversant de son vivant, ne laissant ce soin à personne d’autre. Ce jour- là, sur cette scène- là, il était seul avec sa fille Anouchka. Alors que, honoré d’un prix équivalent en 2011, Jean- Paul Belmondo, son éternel rival, son ami fidèle avait gravi lui les marches, entouré de nombreux potes. Ainsi était Delon, solitaire, entouré d’abord et avant tout des souvenirs de celles et ceux qu’il a tant aimés et qui le lui ont bien rendu : de Romy Schneider à Jean Gabin en passant par Luchino Visconti, Mireille Darc, Henri Verneuil... La famille qu’il s’est créé, au fil des années et des films. Lui qui a souvent expliqué combien la séparation de ses parents en 1939, alors qu’il n’avait que 4 ans, est restée une blessure jamais cicatrisée et forcément réouverte ces derniers mois alors que ses propres enfants Anouchka, Anthony et Alain- Fabien se déchiraient par médias interposés au sujet de son héritage.

Alain Delon Palme d'Or d'honneur festival de Cannes 2019
Hahn Lionel/ABACA

 

Ce trauma d’enfance explique évidemment une adolescence et plus largement une jeunesse agitée où on ne compte plus le nombre d’écoles dont il fut renvoyé, où, s’engageant dans la Marine Nationale, il manque une première fois de se faire virer pour avoir volé du matériel avant d’être mis aux arrêts dans les derniers jours de la guerre d’Indochine après avoir dérobé une jeep qui a fini dans un fossé ! Ainsi a toujours été Alain Delon. Insaisissable, refusant les cadres imposés et plus encore le déterminisme social. Il est donc logique que l’acteur Delon se soit fait tout seul. Sans passer par la case école de théâtre. « Il y a des comédiens exceptionnels comme Jean- Paul Belmondo. Et des accidents comme Ventura, Gabin et moi. Je suis un acteur. Un comédien joue, il passe des années à apprendre, alors que l’acteur vit. Moi, j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident »

Cet accident prend sa source quand il s’installe à Paris, à son retour d’Indochine. Nous sommes en 1956. Il a alors 21 ans. Aucune idée de quoi demain sera fait. Mais une envie de dévorer le monde, le jour comme la nuit où il se lie d’amitié avec le monde de la pègre, des voyous, des prostituées… au point comme il le déclara au Point en 2018, qu’il fut à deux doigts de devenir souteneur. Sauf que la nuit que fréquente alors Delon, c’est aussi celle du Saint- Germain des Près de la grande époque, où tout le Paris qui brille et qui pétille se retrouve chaque soir pour refaire le monde. Là également, sa gueule d’ange fait des ravages. Brigitte Auber, révélée par Rendez- vous de juillet de Becker et à l’affiche de La Main au collet d’Hitchcock, tombe sous son charme. Coup de foudre partagé. Elle l’emmène dans ses bagages à Cannes où, sur place, il se lie d’une amitié indéfectible avec Jean- Claude Brialy et rencontre son futur agent Georges Baume. Quelque chose s’est allumé qui ne s’éteindra plus. Vite, très vite, pour celui qui explique alors, sans doute un brin provoc’ n’avoir vu que deux films dans sa vie (Les Justiciers du Far- West de William Witney et John English et Touchez pas au grisbi de Jacques Becker) les premières propositions arrivent. Et dès 1957, poussé par Brigitte Auber alors qu’il n’y tient pas plus que ça, Alain Delon tourne son premier long métrage : Quand la femme s’en mêle d’Yves Allégret. Un petit rôle aux côtés des têtes d’affiche Edwige Feuillère et Bernard Blier. Et un conseil reçu du cinéaste qui guidera toute la suite de son parcours : « ne joue pas, regarde comme tu regardes, parle comme tu parles, écoute comme tu écoutes, soit toi, ne joue surtout pas, vis. » 


Tout Delon comédien, comme l’a expliqué Thomas Baurez sur notre site ce matin, tient dans cette phrase, au fil de chefs d’œuvre qu’il enchaîne à partir de son premier rôle inoubliable dans Plein soleil de René Clément, à un rythme qui n’a aucun égal ou presque dans l’histoire du cinéma européen. Rocco et ses frères, L’Eclipse, Mélodie en sous- sol, Le Guépard, Le Samouraï, La Piscine, Le Clan des Siciliens, Borsalino, Le Cercle rouge, Un flic, Monsieur Klein… Antonioni, Visconti, Verneuil, Melville, Losey… Tout cela en 16 ans ! Seize ans où, en parallèle sa vie privée, ses amours avec Nathalie Delon, Romy Schneider et Mireille Darc comme l’affaire Markovic seront scrutées par les journaux au fil de dizaine de milliers d’articles qui, au fond, ne perceront jamais complètement le mystère de cet homme insondable. Seize ans qui écrasent forcément tout le reste et en particulier les années qui ont suivi. Où comme Belmondo, Alain Delon va s’éloigner du cinéma d’auteur pour enchaîner des rôles flics dans des polars qu’il va produire lui- même, au succès allant s’amenuisant, de Pour la peau d’un flic à Ne réveillez pas un flic qui dort. Et ce en suivant une règle qu’il avait lui- même défini dans Première en mars 1980, peu après la sortie du Toubib : « Pour mon public, Delon est obligatoirement un héros, un héros du bien ou du mal. Il faut qu’il soit un gagnant, pas un perdant, il faut que ce soit un brillant et il ne faut pas que ce soit un malheureux. C’est l’image qu’on attend de Delon ! ». Au cinéma comme à la télé où il sera l’une des rares stars à s’essayer aux séries quand tant se bouchaient encore le nez (Cinéma en 1988, Fabio Montale au début des années 2000).


Et puis, comme Belmondo, encore et toujours, il n’aura qu’un César. En 1985 pour Notre histoire de Blier (le seul rôle de cette période où il apparaît… malheureux !). Depuis ce matin, on entend des commentateurs tancer le manque de reconnaissance du milieu du cinéma français, oubliant que les César n’ont été créés qu’en 1976 et que dans cette période à part donc Monsieur Klein (où il a été battu par le Galabru du Juge et l’assassin) et Mort d’un pourri (où le Rochefort du Crabe- tambour s’imposa), aucun film et aucun rôle n’auraient réellement mérité cette récompense sauf à insulter le passé : Le Choc, Le Battant, Parole de flic, Le Passage, Dancing Machine, Le Retour de Casanova, Une chance sur deux, ses retrouvailles pourtant tant attendues avec Bébel…


Bébel dont Delon diffère cependant sur un point majeur. Le premier ne s’est jamais mêlé de politique quand le second a toujours dit haut et fort son engagement à droite, sa fascination pour De Gaulle, son admiration pour Raymond Barre, son amitié pour Jean- Marie Le Pen… Il était passionnant de le réentendre depuis ce matin dans les 7 sur 7 et Bouillon de Culture de l’époque, rediffusés in extenso… Dans ces entretiens en face à face avec Anne Sinclair et Bernard Pivot, il ne faisait pas le dos rond, il ripostait aux attaques, il avançait sabre au clair, tranchant… Ceci explique en partie sans doute pourquoi il a été, bien plus que Bébel, objet de raillerie, de moquerie. Comme pour faire descendre de son piédestal celui qui en interview parlait de lui à la troisième personne du singulier, semblant même en rajouter dès qu’on lui en faisait la remarque, ce dont il jouer en campant des années plus tard, tout en autodérision César dans Astérix aux Jeux Olympiques.. Celui qui monta les marches de Cannes pour Nouvelle Vague de Godard, un pin’s « Star » brillant de mille feux, accroché à la boutonnière. Celui sur lequel les Guignols sur Canal + avaient fait l’une de leurs cibles favorites de l’époque, dans le prolongement d’un Coluche lisant sur la scène du théâtre de l’Empire une vraie- fausse lettre prétendument écrite par ses soins, hilarante et corrosive devant une salle pliée en deux pour expliquer son absence aux César 1985 avant qu’il n’obtienne donc celui du meilleur acteur face à Depardieu, Noiret et Piccoli.


Et on perçoit en filigrane tout cela dans les hommages depuis ce matin. Ceux- ci étaient ainsi instantanément venus de tout le spectre du champ politique pour Jean- Paul Belmondo. A l’exception des anciens ministres de la Culture Jack Lang et Aurélie Filippetti et de Fabien Roussel, ils sont spontanément quasi uniquement venus du centre, de la droite et l’extrême- droite pour Alain Delon. La gauche – y compris ses serial- tweeteurs - paraît aux abonnés absents, comme gêné ou en tout cas peu pressé de se positionner et de lui rendre hommage. Comme si on avait oublié que comme acteur- producteur de Deux hommes dans la ville, lui le partisan de la peine de mort avait aussi faire des films contre ses convictions. Comme si Delon était de la Kryptonite. Comme si se positionner par rapport à lui n’était pas si simple et qu’il fallait bien se coordonner pour peser chaque mot, tant que les grands chefs n’ont pas communiqué. Difficile ainsi de faire plus neutre que le tweet de Lucie Castets, candidate NFP au poste de Premier Ministre : « Toutes mes condoléances à sa famille et ses proches. Que ce grand acteur repose en paix »... 

Voilà cinq ans, avant qu’il ne reçoive sa Palme d’Or d’honneur des mains de Thierry Frémaux, une pétition venue des Etats- Unis avait été lancée pour s’y opposer, estimant que « l'acteur raciste, homophobe et misogyne ne devait pas être honoré à Cannes ». En dépit de ses 16000 signataires, la polémique est aussi vite redescendue qu’elle était montée, connaissant le destin d'une feuille morte. Mais elle exista bel et bien, révélant au fond le paradoxe Delon. Immensément populaire et incroyablement clivant. Deux termes antinomiques qui, chez lui, se nourrissent l’un de l’autre. Et ce même si quelque chose a changé depuis les années 80 et 90. Alain Delon a peu à peu disparu de l’actualité cinématographique, s'est fait de plus en plus rare sur les plateaux télé pour laisser ses films d’hier continuer à parler pour lui. Les chefs d’œuvre qu’on évoquait plus haut et qui, restaurés et projetés de nouveau à intervalles réguliers sur grand écran, rappellent l’acteur unique qu’il est. Au point que, contrairement là encore à Bébel, on ne lui a jamais associé de possible successeur. Sans doute parce que quand Belmondo aimait rencontrer les jeunes générations de comédiens qui l’aimaient, Delon, aussi réservé que son camarade était expansif, paraissait s’en tenir éloigné. Alors que se passera t’il dans les jours qui viennent ? Delon aura-t-il le même hommage national que son partenaire de Borsalino ? A t’il demandé, fidèle au fond à son caractère solitaire, qu’il n’ait pas lieu ? Et si ce n’est pas le cas, l’unanimité sera-t-elle de rigueur ou des voix discordantes se feront- elles entendre ? Tout cela sera passionnant à observer. Et permet de rappeler qu'Alain Delon n’a pas fait que traverser les époques, il n’a d'abord et avant tout jamais cessé de les raconter.