Fluctuat
francis ford coppola a trouvé chez Mircea Eliade une boîte à outils théorique d'où déployer son oeuvre. Son Homme sans âge, retour grandiose, ambitieux et casse gueule après dix ans de silence, tutoie l'éternité au détour d'un film de genre polymorphe hallucinant.
Dix années d'absence depuis L'Idéaliste, dernier film en date de Francis Ford Coppola. Dix années où le plus grand des cinéastes de la nouvelle vague américaine a passé son temps entre ses vignobles et la production des films de sa fille ou encore quelques oeuvres parfois plus mineures ou inattendues (les Jeepers Creepers). Déçu du cinéma, blasé depuis le début de n'avoir pas toujours pu tourner les films qu'il voulait (Le Parrain, tourné pour se relancer), il avait jeté l'éponge, c'était peut-être mieux ainsi. Mais on n'oublie pas sa première passion, surtout lorsqu'on est capable d'une oeuvre aussi monstre et totale qu'Apocalypse Now. Coppola est donc de retour, c'est l'un des évènements de l'année et déjà l'un des plus discutés. Son Homme sans âge (Youth Without Youth, plus beau) ne met pas tout le monde d'accord, y compris ici. uvre crépusculaire et complexe témoin d'une renaissance ou délire mystique ampoulé et sénile, les avis sont tranchés, souvent sans nuances. Quoiqu'il en soit, L'Homme sans âge est une oeuvre ambitieuse qui ne laissera pas indifférent ceux qui oseront s'y aventurer.Le temps et l'éternel retourAdapté d'une nouvelle de Mircea Eliade inédite en français, L'Homme sans âge explore l'une des questions centrales de l'oeuvre de Coppola, le temps. L'histoire : Budapest, 1938, Dominic Matei (Tim Roth, grandiose), 70 ans, travaille à son grand projet inachevé, remonter aux origines du langage et ainsi à celle de la conscience. Frappé par la foudre, son corps rajeunit. Intérieurement il est le même. Rapidement il devient une curiosité scientifique, surtout des nazis qui commencent à envahir l'Europe. Obligé de fuir la Roumanie, il trouve exil en Suisse, où des espions allemands continuent à le traquer. Il survit, les années passent, et cette nouvelle jeunesse (façon Peggy Sue s'est mariée), lui permet de continuer son oeuvre, son obsession. Après la guerre, il rencontre une femme, Veronica (Alexandra Maria Lara), sosie du grand amour de sa première jeunesse qui l'avait quitté. A son contact elle est prise de transes mystiques, elle serait la réincarnation d'une princesse indienne morte des siècles auparavant. Métempsychose, glossolalie, le premier/nouvel amour de Dominic devient un médium idéal de son étude, ce langage qu'il traque. Mais désespoir, en présence de Dominic, le corps de Véronica vieillit en accéléré (façon Jack), il la vampirise (Dracula).Avant d'aborder le film, il faut d'abord souligner l'influence de Mircea Eliade sur le scénario. Si les thèmes propres au cinéma de Coppola raisonnent ici par échos à toute sa filmographie, ou presque, ceux d'Eliade en façonnent la structure. Philosophe et historien des religions dont les travaux ont récemment été contestés (manque de rigueur scientifique), et dont le passé nébuleux sinon douteux avant et pendant la guerre (membre de la Garde de fer, mouvement d'extrême droite et ultra religieux, entre autres), a été aussi mis à jour dernièrement, l'auteur était pour ainsi dire le personnage de Dominic, sinon plusieurs de ses facettes. Le mythe de l'éternel retour, la question du temps dont on pourrait s'absoudre, l'étude du langage comme son cheminement, la prédominance du religieux sur l'Histoire et la politique (Dominic esquivant les fracas de l'Histoire pour son oeuvre), tout ça, c'est d'abord Eliade avant Coppola. L'auteur du Parrain a trouvé chez celui du Sacré et le profane une série de clés philosophiques, métaphysiques, s'imbriquant dans ses obsessions de cinéma.Un film sans compromis et déroutantMais Eliade n'explique pas complètement L'Homme sans âge, le film. Car si dans cette source de jouvence on peut voir une nouvelle jeunesse du cinéma de Coppola, qui s'autorise enfin un film sans compromis (structure tortueuse, labyrinthique, thèmes opaques, spirituels, peu rationalisés), les partis pris visuels pourront dérouter tout en étant la preuve qu'un regard singulier est là pour s'affirmer. Tourné en HD, le film baigne dans une atmosphère étrange, cotonneuse et endormie, à la lisière du fantastique (Dominic, un moment doté de super pouvoirs). S'ouvrant et se fermant par des génériques à l'allure d'un film des années trente, L'Homme sans âge frôle parfois le kitsch, une nostalgie d'antiquaire lui donnant l'air d'un film boîte - de pandore peut-être. On pourrait parfois penser à Europa (Lars Von Trier), tant l'imagerie sophistiquée et le parcours mystique veulent s'entrelacer en laissant cette illusion d'assister à un film songe ou cosmos. Pourtant, malgré ces plans significatifs (l'image à l'envers pour illustrer le rêve, le double de Dominic apparaissant parfois trop systématiquement), les parti pris de Coppola créent une architecture puissante où son obsession du temps épouse magistralement celle d'Eliade.Film de nulle part, sinon comme petite synthèse théorique de celui qui signait un des plus beaux films romantiques sur la jeunesse (Outsiders), L'Homme sans âge parle finalement d'éternité. Tout le cinéma semble s'y replier, du plus ancien au plus contemporain, tandis qu'il traverse les genres en passant du fantastique au thriller puis au film d'espionnage pour finir par une des histoires d'amour les plus romantiques jamais contées. L'expérience en est encore plus entêtante, comme une pure vision où le lyrisme se combine à l'hallucination. Nulle appréhension donc à avoir pour ce retour de Coppola, il faut oser parcourir L'Homme sans âge sans même se soucier de ses clés ou sa généalogie, oser remonter son fleuve (comme la fin d'Apocalypse Now) en se laissant prendre à son envoûtement chamanique, il est rare. L'Homme sans âge
De Francis Ford Coppola
Avec Tim Roth, Alexandra Maria Lara, Bruno Ganz
Sortie en salles le 14 novembre
Illus. © Pathé Distribution
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