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Après sa mise sur orbite avec Que Dios Nos Pardone et El Reino (suivis en 2020 par le très beau Madre), le réalisateur espagnol Rodrigo Sorogoyen opère un virage surprenant avec As bestas, thriller rural semi-horrifique aux accents prononcés de western. Il est venu cette fois chercher Denis Ménochet et Marina Foïs pour incarner un couple de Français, installés depuis quelques années dans un village paumé de Galice, tout près de la frontière portugaise. Antoine, ancien prof, et sa compagne Olga, font pousser dans leur jardin des légumes - bios, bien sûr - pour aller les revendre au marché du coin. En parallèle, ils retapent bénévolement des bergeries en ruines, dans l'espoir de repeupler ce secteur pauvre, qui s'est totalement vidé de sa population au fil des ans. Mais leurs voisins d’à côté ont décidé d’empoisonner leur quotidien depuis qu’ils ont refusé l’installation d’éoliennes dans le secteur : Xan (Luis Zahera) et son frère handicapé Lorenzo (Diego Anido) comptaient sur l’argent proposé par le promoteur pour s’offrir une nouvelle vie, loin de ce désert rural. Harcelé, Antoine ne sait plus quoi faire pour apaiser la situation. Il tente de filmer en caméra cachée ces menaces et humiliations. La tension monte, monte…
Si l’on devait cartographier la filmo de Sorogoyen, il faudrait certainement placer As bestas au centre de tout, comme la synthèse de ses obsessions politiques et de ses drames humains. À travers ce duel à mort entre bobos colonisateurs et culs-terreux mous du bulbe, le film entend montrer les mécaniques de la xénophobie et du rejet de l’autre (malgré un amour commun pour les mêmes terres), mais sans chercher à les transformer en objets théoriques. Sorogoyen rend l’air irrespirable en personnifiant son propos à travers des regards, des petites phrases qui vous avilissent un homme et des silences qui pèsent plus lourd qu’un âne mort. Il se montre aussi capable de revoir tout son langage cinématographique à l’aune de son histoire : pas de mouvements de caméra alambiqués ici, mais beaucoup de plans lents - voire fixes, dont un qui parvient à lui seul à brouiller tout ce qu’on prenait pour acquis - portant en eux une colère ancestrale. Au moindre changement suspect dans le cadre, on projette déjà le pire (il viendra, d'une façon ou d’une autre). On pense à Chiens de paille de Peckinpah, bien sûr, mais Sorogoyen préfère travailler la violence psychologique plutôt que physique, s’appuyant sur une arme de guerre nommée Luis Zahera (détenteur d'un Goya pour El Reino) : si le reste du casting est impérial, lui touche au sublime dans sa partition de redneck à l’espagnole, qui calme ses frustrations en vidant toutes les bouteilles qui lui passent sous la main. Un trou noir insondable et empli de rancoeur, aspirateur à joie de vivre instillant la terreur par un simple mouvement de tête.
Longtemps, As bestas apparaît surtout comme un film sur le mâle (le Mal, aussi) et la domination d’un territoire, mais une bascule inattendue dans sa deuxième partie le fera naviguer vers des horizons bien plus féminins, donnant à Marina Foïs l’occasion de déployer tout son intensité en jonglant entre français et espagnol. C’est presque un autre film qui commence alors, sorte de négatif du précédent : un drame familial plus cérébral et chuchoté mais tout aussi terrassant, où Sorogoyen règle les derniers comptes de ses personnages. À la fin de la projection au festival de Cannes, dans la section parallèle Cannes Première, une question nous obsédait : comment un tel morceau de cinéma pouvait-il avoir manqué la compétition ? As bestas, bête de film.