« La vie est un jeu. » Cheveux ras, regard éteint et spleen intense… Dans son costume blanc un peu fripé, face à la baie de Naples, Toni Servillo balance cette réplique sotto voce avec une puissance sidérante. La scène, au beau milieu de L’Uomo in piu, premier film de Paolo Sorrentino, est l’acte de naissance cinéma de Servillo. Une déflagration d’une mélancolie insondable qui forçait le spectateur à l’arrêt. C’était en 2001. On s’attendait d’autant moins à un coup pareil que le cinéma transalpin n’avait pas enfanté d’acteur de ce calibre depuis Marcello. L’industrie italienne, incapable de retrouver sa splendeur 60s, n’avait plus aucune incarnation à offrir ; des ombres, pâlissantes et tout de suite oubliées, quelques clowns ou auteurs-acteurs (Begnini, Moretti), mais une présence pareille, aussi immédiate, qui serait venue occuper l’espace vacant et tous les plans d’un film à ce point ? Personne…
Le maximum d'effet avec un minimum de moyen
Douze ans plus tard, au téléphone, on cherche à savoir d’où elle vient, à identifier un point de départ, des modèles. Mastroianni ? Pacino ? « Oui, ils ont évidemment nourri mon imaginaire, concède Servillo. Mais ce ne sont pas mes vraies boussoles. Si je devais citer des références, je commencerais par Gian Maria Volonte, un acteur fascinant, même dans l’immobilité. Il pouvait être très physique, très vivant, mais il savait faire preuve d’une économie de moyen remarquable. Ceci dit, mon maître reste Eduardo de Filippo. L’égal de Jouvet chez vous. Un comédien qui cherchait le maximum d’effet avec un minimum de moyen. » Que Toni Servillo cite le grand maître de la comédie napolitaine n’a rien d’étonnant. « Je suis d’abord un homme de théâtre » ajoute-t-il dans un soupir. Avant de devenir une star de cinéma (ce qu’il est réellement en Italie), il s’est imposé avec le Teatri Uniti, sorte de factory napolitaine qu’il a conçue comme une phalange artistique dans une Italie sinistrée. Depuis 1987 (date de sa fondation) sa Teatri Uniti monte des pièces et produit quelques films avec une seule ambition : la qualité. « C’est une attitude morale et artistique, affirme-t-il. Je ne fais pas du théâtre ou du cinéma d’occasion. Et même si je veux rester ouvert, m’adresser aux intellectuels aussi bien qu’à ma propre mère, je ne transige pas sur la qualité. Le moteur, c’était le théâtre et les pièces du grand répertoire - Shakespeare, Molière, Tchekov - qui ne souffrent pas la médiocrité. »
Le double de Sorrentino
Le cinéma est arrivé plus tard. « À l’époque, on montait beaucoup de pièces indépendantes et de jeunes auteurs nous ont poussé vers le 7e art. Je ne cherchais pas à jouer dans les films, mais quelques-uns ont insisté. Un jour, alors que je dirigeais Le Misanthrope à Naples, j’ai vu apparaître ce grand type aux cheveux noirs, avec une boucle d’oreille. Un scénariste qui voulait me faire lire son script. Bon… Ok, J’ouvre une page. Et je suis tombé amoureux du texte. » Le type à la boucle d’oreille s’appelle Paolo Sorrentino. Le script, L’Uomo in Piu. Et si c’est une coïncidence que Servillo adapte au même moment Le Misanthrope, ce hasard est plus que signifiant. « Ce que j’ai tout de suite aimé chez Paolo, c’est qu’il crée des personnages fascinants, complexes et ambigus, raconte l’acteur. C’est ce qui nous unit vraiment : ses protagonistes à la mélancolie ironique. Des héros détruits par la vie, conscients de leurs talents et qui les gaspillent avec légèreté. » Servillo n’existe pas que chez Sorrentino (on l’a vu dans chez Matteo Garrone, Nicole Garcia ou Marco Bellochio), mais en quatre films, les deux hommes ont noué une relation particulière - ils sont tellement liés qu’on oublierait presque qu’il ne joue pas dans L’Ami de la famille. Mais qu’il soit crooner fatigué (L’Uomo in Piu), inconnu reclus (Les Conséquences de l’amour), homme d’état (Il Divo) ou dandy noctambule (La Grande Bellezza), Servillo est le double du cinéaste et, on le risque, sa muse. « Encore un truc de journaliste !, s’amuse-t-il. On a construit quelque chose d’unique, c’est vrai. C’est une relation mystérieuse, un peu étrange, que je n’ai pas vraiment envie de décrypter. Paolo écrit ses scénarios avec des acteurs précis en tête. Il ne vous prévient pas, puis arrive un matin en disant : “Tiens, j’ai écrit ça pour toi. Qu’est-ce que t’en dis ?” Et il me tend, par exemple, un script sur Giulio Andreotti ! Notre relation est basée sur la confiance et sur le fait qu’on partage une certaine précision, une manière de respecter la tradition tout en étant des innovateurs. »
Faire comprendre en un regard
La tradition. Parlons-en. L’acteur s’inscrit dans la lignée des artistes populaires à l’italienne, quelque part entre Carmelo Bene et Dario Fo. Son talent polymorphe est hérité du bouffon au sens le plus noble du terme. Mais ne le qualifiez surtout pas de transformiste... « Je n’aime pas ce mot, coupe-t-il immédiatement. Quand vous dites ça, j’entends cabot. Tout ce que je déteste. » Caméléon, alors ? Parce qu’entre le crooner, le premier ministre, le dandy, le cuisinier repenti (Une vie tranquille) ou le mafieux (Gomorra), on a du mal à faire le lien et à le reconnaître sous des oripeaux aussi différents. On se perdrait presque dans ses changements de registre, de forme, d’intensité. Et dans les nuances de cette gueule incroyable que Sorrentino cadre souvent en très gros plan. « C’est vrai que Paolo aime filmer ma face, admet Servillo. C’est flatteur, mais ça représente aussi un extraordinaire défi. Dans La Grande Bellezza, par exemple, il fallait faire comprendre en un regard ce que Jep pensait de la vie qui l’entoure, du temps qui passe et de la Ville éternelle. Quand on élabore le rôle lors des séances de lecture, on s’observe, on se jauge, on s’interroge tout le temps, tous les deux. Et le personnage s’installe progressivement entre nous. Il est là, littéralement, entre lui et moi. Et si Paolo s’approche autant, s’il cadre aussi serré, c’est avec l’idée qu’il va le toucher. »
Cynisme sentimental
Capter le moindre frémissement, la moindre hésitation et la moindre faille (« par mes silences, j’essaie d’exprimer des doutes, des questionnements, des regrets »)… C’est sans doute ce qui définit en partie le jeu de Servillo, qui n'est pas simplement un acteur mais un « opérateur », comme disait Deleuze, un agent qui travaille par « soustraction et amputation » : répliques concassées, mots brisés, personnages dissous (et dissolus). La Grande Bellezza marque, sur ce plan-là, la supériorité d’un comédien au sommet de son art. Le film raconte la lente déambulation et la disparition d’un personnage dans un lieu intemporel, fixe et immobile. Sorrentino scrute son visage, le regarde marcher (« Jep se déplace de manière légère, aérienne et vaporeuse, on a beaucoup travaillé là-dessus »), terriblement présent, mais dont le « fond de commerce » reste le vide. « Le néant, même, corrige Servillo. Je crois qu’il symbolise une certaine décadence de l’Italie contemporaine, une idée que les personnages de Paolo incarnent toujours un peu… Il traverse Rome comme les cercles de l’enfer. C’est un cynique sentimental, et j’adore jouer ces gens-là. Même si c’est grave, même si c’est profond, il faut rester léger. » « La vie est un jeu… » Cette parole murmurée au bord de l’eau n’aura jamais autant résonné.
Gaël Golhen
Commentaires