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Pour saluer la mémoire de Gotlib, décédé ce dimanche, nous republions une interview parue dans le Première de janvier 2008 où le créateur de Gai-Luron évoquait son rapport au cinéma.

Pendant deux folles décennies, les sixties et les seventies, Marcel Gottlieb, alias Gotlib, a bousculé les codes du 9e Art. D’abord dans la revue Pilote, de son mentor Goscinny, puis dans L’Écho des savanes et Fluide Glacial, les magazines qu’il a créés. À coups de parodies azimutées, il a revisité l’histoire, la philo et la science; brocardé la société de consommation; transgressé les tabous, etc. Son humour dévastateur s’exprime à plein dans les intégrales de la Rubrique-à-brac (Dargaud) et de Rhââ (Fluide Glacial), chefs-d’œuvre ubuesques qui laissent transparaître son goût prononcé pour le cartoon et le burlesque, et plus largement pour le cinéma – revoir l’extraordinaire parodie de L’Exorciste dans Rhââ Lovely, tome 3. Coscénariste des Vécés étaient fermés de l’intérieur (Patrice Leconte), disponible depuis peu en DVD chez Gaumont, Gotlib voue au cinéma une passion jamais démentie. Le lui a-t-il bien rendu?

PREMIÈRE / Quels sont vos plus anciens souvenirs de cinéma?
GOTLIB
 / Ils remontent à l’Occupation. Les premiers films que j’ai dû voir sont Le Capitaine Fracasse, d’Abel Gance, et Le Bossu, de Jean Delannoy, avec Pierre Blanchar. Après-guerre, je suis devenu boulimique. J’habitais le 18e arrondissement de Paris et, tous les samedis soirs, nous allions avec ma mère au Marcadet- Palace. Une vraie fête à chaque fois: le film était précédé d’un documentaire, des actualités, des «passages» (les bandes-annonces de l’époque), quelquefois d’attractions. Je crois, sauf erreur, avoir vu sur scène Gilbert Bécaud, alors totalement inconnu.

Fréquentiez-vous les ciné-clubs?
J’y ai découvert la plupart des grands auteurs, dont Orson Welles. Citizen Kane (tourné en 40 et sorti en France en 46) figure dans mon Panthéon personnel, au même titre que Les Enfants du paradis, que j’ai vu alors que j’étais plus jeune.

Vous êtes de la même génération que les réalisateurs de la Nouvelle Vague. Vous sentez-vous proche d’eux?
Je n’ai jamais été sensible aux modes, aux grands mouvements. Souvent, on casse tout pour reprendre ensuite comme avant... Cela dit, j’adore Truffaut. La Nuit américaine et Le Dernier Métro sont de purs chefs-d’oeuvre. En revanche, je ne voue pas une passion folle à Godard. Ses films politiques m’ennuient profondément. Ce que je préfère de lui ? Le Mépris. Cette histoire entre Piccoli et Bardot – lui qui l’aime, elle plus – me touche profondément.

À vous écouter, vous êtes un sentimental. On ne le devine pas en lisant vos BD...
J’ai choisi la voie du comique et je m’y suis tenu. Mais Chaplin émouvait en amusant... Certains de mes potes ne l’aiment pas à cause de ça. Ce n’est pas mon cas. J’ai découvert, émerveillé, ses films quand j’étais môme, et ça m’est resté.

Que pensez-vous de Woody Allen?
Je l’adore ! Ses films burlesques comme Prends l’oseille et tire-toi et Bananas m’ont fait plier de rire. Il est ensuite passé à la comédie dramatique avec le même talent. J’aurais aimé avoir une évolution similaire, mais je suis sans doute moins volontaire et moins cultivé que lui.

Vos références sont principalement le burlesque et le cartoon?
C’est un peu réducteur! Je me suis appuyé sur plein d’autres choses. Par exemple les films d’Eisenstein. Mettre l’ombre d’Ivan le Terrible dans une case, ça m’amuse, même si ça passe au-dessus de la tête de certains lecteurs... J’ai toujours pensé que l’on ne parodie bien que ce que l’on aime. Prenez Orson Welles dans La Décade prodigieuse, de Claude Chabrol. L’évidence de son faux nez est telle que l’idée m’est venue de jouer avec.

Indépendamment de toutes ces références, vos BD sont très influencées par le langage cinématographique.
Par certains aspects formels, oui, comme le grand-angulaire et la contre-plongée. On en revient toujours à Orson Welles...

Avez-vous déjà été tenté par la réalisation?
Je ne crois pas être taillé pour. J’aurais été incapable de diriger une équipe. Dans mon livret militaire, il est d’ailleurs consigné: «Inapte au commandement». À Fluide glacial, c’était mon associé qui était chargé de gueuler!

Les limites de la BD vous ont-elles frustré?
Mon unique frustration a été de ne pas pouvoir retranscrire l’émotion de la musique.

Pourquoi les adaptations de BD comiques sont-elles ratées? Je pense aux Bidochon, au Nouveau Jean-Claude...
[Il coupe.] Les Bidochon a été réalisé par un très mauvais, Serge Korber... Quant au Nouveau Jean-Claude, il contient tout de même une très bonne scène: celle où un petit bonhomme avec un petit bide arrête un taxi.C’était moi! Même l’Astérix de Chabat (Astérix & Obélix: Mission Cléopâtre), un bon film comique au demeurant, n’atteint pas le niveau de la BD. Depardieu, et surtout Clavier, ne sont pas crédibles.

Connaissez-vous les films d’Albert Dupontel ? C’est du vrai cartoon live, en particulier Enfermés dehors.
J’ai seulement vu Bernie, que j’adore. Déjà, sur scène, Dupontel avait des expressions très BD.

Tim Burton, qui est proche de l’esprit BD, vous touche-t-il?
Tim Burton, oui. Je considère Mars Attacks ! comme le très grand film burlesque de ces dernières années. Cette trouvaille du chant indien qui tue les Martiens... J’adore aussi Ed Wood et ses deux Batman.

Parlons du cas de Patrice Leconte, qui a débuté comme dessinateur à Pilote...
Il a toujours voulu faire du cinéma. Il a d’ailleurs pris contact avec moi à Pilote parce que je me référais beaucoup au 7e Art dans la Rubrique-à-brac. On est devenus copains, puis il m’a montré ses crobars. Je les ai soumis à Goscinny qui l’a embauché pour traiter les actualités. Patrice avait des idées rigolotes qui collaient bien avec son graphisme bizarre.

Comment est né Les vécés étaient fermés de l’intérieur?
Gébé ou Jacques Doillon m’avait passé commande pour une histoire courte mettant en vedette le duo de flics Bougret et Charolles. Elle aurait dû s’intégrer à leur film, L’An 01. J’avais alors mis Leconte sur le coup. Ça a finalement capoté pour des histoires financières, mais Patrice m’a persuadé d’exploiter l’idée pour un long métrage. On a écrit ensemble en pensant à Coluche pour le rôle principal. Il était presque totalement inconnu à l’époque... Une fois le scénario prêt, on est allés le voir, et il nous a affirmé qu’il jouerait dans le film à l’oeil. Là-dessus arrive Paul Lederman, qui prend en main la carrière de Coluche. Un mois plus tard, les murs de Paris étaient recouverts d’affiches de son spectacle... On a cru que c’était cuit, d’autant que Lederman ne voulait pas entendre parler de cinéma tout de suite. Coluche était d’accord, à la condition de faire une exception pour nous. Grâce à son aval, Jean Rochefort s’est joint au casting et la Gaumont a accepté de produire. Hélas, le budget s’est révélé insuffisant.

On l’a vu avec Playtime, dont l’échec a miné la fin de carrière de Tati.
Un jour, le téléphone sonne à Fluide glacial et un type me dit: «Allô, c’est Jacques Tati.» Je crois à une blague, mais il précise qu’il a eu mes coordonnées par Cabu et qu’il désire me rencontrer à propos d’un film. Il se trouve qu’il habitait près de chez moi. Je m’y rends avec Leconte... Il préparait Parade, dont il nous explique le projet, qui tournait autour du cirque. Il voulait qu’on lui écrive des gags. Il travaillait à l’américaine, Tati... Avec Leconte, on lui en a pondu une centaine, mais il n’en a conservé qu’un! Et encore, je ne suis pas sûr qu’il se trouve dans le film. Il m’avait par ailleurs demandé une affiche pour un décor. Je ne sais pas non plus si on la voit.

À propos d’affiche, vous en avez dessiné une autre pour Pataquesse avec les Monty Python (le film de John Mac-Naughton fut rebaptisé ensuite La Première Folie des Monty Python)...
Le distributeur français m’a montré le film, et j’ai aussitôt dit banco ! Mais je n’ai rencontré les lascars qu’au moment de la sortie en France de Sacré Graal, en 1975. Quels personnages! Je préfère leurs séries télé à leurs films, notamment les personnages des Gumbies, des crétins intégraux avec des mouchoirs sur la tête.

Revenons-en aux Vécés... L’échec du film a-t-il plombé votre carrière au cinéma?
Pas du tout. Je n’ai jamais vraiment voulu faire de cinéma. Quand Leconte tournait, j’étais en train de lancer le magazine Fluide glacial. Ça a été beaucoup plus problématique pour Patrice et Coluche qui ont été tricards pendant deux ans.

Il paraît que Coluche aurait aimé incarner SuperDupont...
Il me l’avait laissé entendre. Claude Berri nous avait contactés, Jacques Lob (le scénariste) et moi, pour écrire une adaptation qui aurait été réalisée par Gérard Krawczyk. Nous avons signé un deal de neuf mois, période à l’issue de laquelle nous récupérions les droits. À ses frais, nous sommes allés aux studios de Shepperton, à Londres, pour établir des devis. Ensuite, on s’est enfermés dans une baraque à Deauville pour écrire. J’ai rendu 250 pages à Berri qui les a lues en étant, m’a-t-il confié, mort de rire du début à la fin. Le projet n’a jamais vu le jour.

Ce serait désormais possible avec le progrès des effets spéciaux...
Bien sûr, mais il faudrait changer complètement la mentalité du personnage. Se moquer du beauf avec un béret basque avait du sens dans les années 70. Plus aujourd’hui. Propos recueillis par Christophe Narbonne