Adaptant une BD française, Fincher plonge dans la tête d'un tueur à gages en pleine crise d'identité et signe un délectable thriller sarcastique. Un néo-Samouraï piraté par le mauvais esprit du Fight Club.
"Stick to your plan". C'est le mantra du "killer", que vous connaissez peut-être déjà par cœur, puisqu'il le répète ad nauseam dans la bande-annonce du film. Le super tueur à gages joué par Michael Fassbender insiste : il faut "respecter le plan". Adapté de la BD Le Tueur, de Matz et Luc Jacamon, le nouveau David Fincher sorti sur Netflix fait le portrait d'un professionnel du crime à la routine bien huilée qui va soudain voir son létal train-train dérailler. The Killer se présentait dans son trailer comme un objet presque caricaturalement fincherien : retrouvailles avec le scénariste de Seven, photo entre chien et loup "à la Mindhunter", reflets des lampadaires sur un casque de moto fendant la nuit comme un clin d’œil à Millenium, image de notre antihéros en plein jet-lag aéroportuaire copiée-collée de Gone Girl…
Comme si David Fincher s'était résolu à faire ce qu'on attend de lui. Mais il y a sans doute une logique à ça. Comme son personnage de hitman ultra-qualifié et grassement rémunéré, le réalisateur a passé un deal (en l'occurrence, avec Netflix). Non pas qu'il se tournait les pouces jusqu'à présent (sortir de terre les deux saisons de Mindhunter a été selon lui l'un des jobs les plus épuisants de sa carrière) mais quand même : Mindhunter s'est fini en eau de boudin et Mank, son précédent film pour la plateforme, évocation noir et blanc du scénariste de Citizen Kane, était un projet extrêmement personnel et intime, un film pour lui plus que pour nous. Il était temps d'honorer le contrat.
The Killer s'y emploie donc. C'est un thriller du samedi soir : millimétré, ciselé, d'une sophistication visuelle sans égale. Un revenge-movie globe-trotter avec règlements de compte aux quatre coins du monde et sang qui gicle sur les murs. Un film de pur plaisir ? Entendons-nous bien : un plaisir à la Fincher – c'est-à-dire cérébral, tordu et à combustion lente.
Soufflant le chaud et le froid, The Killer est presque un peu sadique dans son côté déceptif. Fincher fait mine de nous donner ce qu'on veut, mais c'est pour mieux nous le retirer aussitôt. On ne dénombrera par exemple ici qu'une seule baston – mais celle-ci entend être suffisamment impressionnante et anthologique pour nous passer l’envie d'en réclamer d'autres. On n'est pas chez John Wick – ou alors dans une version épurée, quasi monacale, de John Wick.
Cette économie de moyens fait écho au corps noueux de Fassbender. Rythmé par la musique aristo et sarcastique des Smiths (avec une utilisation géniale de "How Soon Is Now?" à la clé), le film épouse les manières félines et narquoises de son protagoniste. Et immerge le spectateur dans le flux de pensées de ce tueur se découvrant un début de conscience. Mélangeant commentaires vaguement philosophiques et punchlines pince-sans-rire, la voix off monocorde décrit le monde que le sniper observe à distance, depuis la lunette de son fusil. Ce monde, c’est le nôtre, celui d'Airbnb, de McDonald's, d'Amazon et de WeWork. Un monde où les millionnaires se baladent en t-shirt Sub Pop – label musical de Seattle, épicentre du mouvement grunge et emblème de la génération X dont Fincher est l'un des hérauts.
Ce panorama sociologique fait que The Killer se regarde aussi comme un post-scriptum à Fight Club. Une rage antisociale héritée de Tyler Durden bout sous la surface du film, sous le glacis esthétique du thriller clinique. Si Mindhunter entendait analyser ce qui rapproche les gens "normaux" des serial-killers, The Killer nous plonge dans la tête d'un assassin émergeant soudain de sa routine mortelle pour nous inviter à réfléchir à nos existences de plus en plus individualistes, de plus en plus compartimentées, de plus en plus réfrigérées. Combien de temps encore allons-nous continuer à "respecter le plan" ?
The Killer, de David Fincher, avec Michael Fassbender… Sur Netflix le 10 novembre.
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