Joann Sfar n’est ni le premier ni le dernier à déplorer le mauvais traitement réservé au cinéma de genre en France. Mais qu’est-ce qui l’a poussé à jeter ce pavé dans la mare ? Il a été ravi de nous répondre.
La semaine dernière, le dessinateur et cinéaste français Joann Sfar signait une tribune dans le Huffington Post dénonçant la difficulté de faire du cinéma de genre en France. De faire du surnaturel, du fantastique, de l'horreur, du féérique. "Le grand film de Noël avec des lutins. Le machin de science fiction où dès que tu te mouches, y a un laser qui te sort des narines". On l'a appelé pour développer un peu.
Vous avez l’air de savoir ce que c’est que galérer pour financer des films fantastiques. Quelle est votre expérience dans ce domaine?
Après Gainsbourg, qui a été financé partiellement par Universal Londres, j’ai développé des projets en Angleterre, certains avec le producteur d’Harry Potter, d’autres en collaboration avec Guillermo Del Toro ; des projets d’heroic fantasy ou de SF que je souhaitais faire en Europe. L’un d’eux était une adaptation de ma BD avec des personnages de grands vampires, adolescents pour l’éternité qui volent au-dessus de Paris. J’ai essayé de les vendre aux grands studios français. J’ai toujours été accueilli avec bienveillance et curiosité avant de recevoir le conseil de faire autre chose. C’est sans raison, sinon la peur que le public français ne soit pas là.
Et cette peur est-elle justifiée ?
Pas du tout. J’ai eu la chance depuis plus de 20 ans d’avoir des BD qui se vendent dans une quarantaine de pays, et j’ai constaté que le public était le même partout. Ce qui change d’un pays à l’autre, ce sont les gens qui financent, les prescripteurs, ceux qui choisissent. Ils le font avec leur logiciel mental, en fonction de ce qu’ils imaginent être le goût de leur public. C’est un problème grave. Aujourd’hui, un lecteur d’heroic fantasy ou de surnaturel pèse moins dans l’esprit d’un executive de studio qu’un lecteur de littérature générale. Si on fait des livres qui se vendent à 100 000 exemplaires, personne ne va vous proposer de les adapter au cinéma. Quand je propose un film avec des vampires, on me dit « fais plutôt autre chose parce que ça ne marchera pas. » C’est une attitude générale agaçante parce qu’elle n’a aucun sens. Même l’argument économique ne tient pas. J’utilise très peu de numérique. Mes équipes de maquillages, de créatures et de monstres (DDT à Barcelone, et l’atelier 69 de Montreuil) étaient plus que prêtes à faire des films de monstres dans des budgets tout à fait envisageables en Europe.
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Pourquoi ne pas essayer aux Etats-Unis ?
Je ne suis pas assez anglais pour l’Angleterre et l’Amérique. Il faudrait que je me débarrasse de mon ADN d’auteur européen et que je me fonde dans les films de commande, et ça je ne sais pas le faire, ou alors ça ne m’excite pas. Pour Guillermo Del Toro, c’est aussi difficile aux Etats-Unis qu’en Europe. Les maladies sont juste différentes. Aux Etats-Unis, le formatage des studios nous fera perdre notre originalité. En Europe, les financiers n’ont simplement pas cette culture, je crois qu’ils ont peur de passer pour des cons. Si vous financez une comédie familiale avec trois comédiens célèbres, personne ne va jamais vous reprocher de vous planter. Tandis que si on fait un film de vampires au-dessus de Paris, on nous dira qu’on dilapide l’argent de la compagnie ou des abonnés. Pourtant, il y a une demande, et c’est criant à la télévision. Aujourd’hui, les chaînes en manque de contenu sont en train de se réveiller avec hystérie pour demander du genre. Et je ne suis pas contre, mais ce qui m’intéresse, c’est le cinéma.
La situation est-elle désespérée ?
Heureusement non. Je suis allé au Comicon en octobre. Les organisateurs n’ont fait pratiquement aucune pub et ils étaient complets. Il faut voir l’hystérie et l’enthousiasme de ce genre de public. Des webséries sont faites par des fans de base qui réussissent à recueillir un fric fou grâce au crowdfunding parce qu’il y a une vraie demande. A un moment, il y a un cercle vertueux à mettre en place. Il faut recréer le lien entre les fans et les gens qui fabriquent des films. Ceux qui vont au Comicon aiment les auteurs de Visiteurs du futur parce qu’ils viennent aux conventions de SF et dialoguent avec le public. Et les stars américaines de cinéma de genre sont généralement perçues comme plus abordables que leurs homologues français. Il faut changer l’image du cinéma français, qui est perçu comme hautain et prétentieux.
Les financiers ont-ils raison de dire qu’en Europe on ne sait pas faire ?
En Europe, on a des techniciens extraordinaires, on est capables de faire des films aussi impressionnants que Harry Potter pour le 1/5e ou le 1/10e du prix. Mais le problème, c’est que ça va quand même monter à des budgets qui n’ont pas beaucoup de sens pour la France. Ca pourrait fonctionner au niveau européen. On en arrive à une vraie question industrielle : comment fait-on du divertissement pour nos enfants, c’est-à-dire un grand film de Noël à la Harry Potter avec des lutins et des ogres ? Je sais avec certitude que le public existe pour ce genre de films et qu’on ne manque pas d’artistes et de techniciens pour les faire. Après, les mécanismes de production ne sont pas évidents. Notre cinéma est financé selon une idée démocratique qui me dépasse parce qu’elle consiste à saupoudrer et à dire oui à toutes sortes de projets qui souvent devraient rester à la Femis. Du coup, il ne reste plus rien pour faire des films qui pourraient éventuellement rassembler tout le monde, pas forcément par le rire, mais par le merveilleux, le conte. Je suis attaché aux contes de Noël parce qu’ils sont porteurs des mythes avec lesquels vont grandir nos enfants. Les Américains ont beau être mes meilleurs amis, je suis quand même embêté que mes enfants ne grandissent qu’avec des mythes américains.
Faut-il réformer le système français ?
Quand Maraval avait écrit sa fameuse lettre il y a 2 ou 3 ans, beaucoup de professionnels avaient pris la défense de notre système de financement auprès du législateur, et quelqu’un de Canal + avait dit « Le système de financement du cinéma français est un choix de civilisation » et je trouve qu’il a tout-à-fait raison. Les Allemands et les Italiens n’ont pas su protéger leur cinéma comme nous l’avons fait. Je suis loin de m’en prendre à ce système unique au monde. Seulement, le public a envie de spectacle, de surnaturel ; les auteurs sont là, mais ça ne débouche sur rien, et cette absence m’agace.
Le problème vient aussi des exploitants. L’exemple d’Annabelle est parlant, ils s’en sont servi pour prétendre que les films de genre attirent un public indésirable.
Là, je n’ai le droit de rien dire, même si on pourrait remplir des pages sur ce sujet. Mais il serait intéressant d’analyser ça de plus près. Quand on ne retient pour les exploiter que les plus mauvais films d’horreur comme Saw ou Annabelle, évidemment que des gamins de 12 ans vont tout abîmer. Mais peut-être que si on fait plus attention, on va attirer des cinéphiles, faire un succès critique, et régénérer une clientèle qui n’existe plus aujourd’hui. Le fan de film d’horreur, il regarde American horror story à la télé, il n’a pas l’idée d’aller en salle. Si j’ai poussé mon coup de gueule, c’est parce qu’une fois de trop on m’a dit que je n’étais pas réaliste. Et là, c’est le spectateur qui parle. Quand je m’apprête à aller voir un film français et que je me rends compte qu’il n’y en a aucun qui est fait pour moi, je suis embêté.
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Avez-vous été entendu ?
J’ai été surpris de l’emballement généré par mon coup de gueule. Depuis, j’ai été approché par des gens qui me disent « Maintenant, on veut bien (faire ces films) ». On a peut-être péché par excès de réalisme depuis quelques décennies, et je dois aussi faire mon autocritique. Si j’avais clairement dit ce que j’avais envie de faire, peut-être que j’aurais eu moins de refus. Alors que je n’ai aucun problème à parler de vampires à des Anglais des Américains ou des Belges, dès que je suis avec un Français, soit je ne vais pas oser, soit je vais lui en parler comme d’un projet outsider. C’est de ma faute. On a tous peur de se planter. J’ai envie de faire ce genre de film, mais je n’ai pas envie de me rendre malade en me disant que ça ne fera pas les entrées qu’on attend. Dorénavant, je vais suivre les conseils de Guillermo Del Toro, qui m’a dit « Tu écris ton scénario, et tu n’en démords pas, même si on essaie de te persuader de faire autre chose ». Et quand je lui dis que je n’aurai jamais un gros budget il me répond de le faire avec un petit budget. Ca aussi, c’était à moi de l’apprendre. Il faut du temps. Je ne peux pas passer ma vie à affirmer que j’admire Roger Corman et les cinéastes de la Hammer, et de l’autre côté chercher une économie dispendieuse. Mais il faut bien être conscient que si on le fait avec très peu de moyens, ça restera des films pour les cinéphiles. Si on veut laisser une trace et aller sur le terrain des grands mythes, il faut de l’argent pour pouvoir rivaliser avec les grands divertissements anglo-saxons.
Une idée très répandue dans le métier, c’est que tout le monde est favorable à ce genre de film, mais qu’il faut y aller doucement et habituer le public. Or, le public, il ne veut pas savoir si le film vient de France ou d’ailleurs, il va voir mercredi le film qui l’attire le plus. Il faut juste qu’on sache travailler comme les autres pays et montrer qu’on a notre façon de raconter ces histoires-là. Je ne suis pas du tout désespéré, je suis juste têtu.
Interview Gérard Delorme
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