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Où Lucas vit ses années noires, enterrant sa saga, son mariage et ses rêves de jeunesse.

Printemps 1983. Le Retour du Jedi est dans les salles aux États-Unis, achevant la trilogie originale sur une note triomphale. Mais George Lucas est carbonisé et sa vie personnelle part en lambeaux. Marcia, son épouse, qui est aussi une monteuse de génie, s’apprête à le quitter. Il lui doit une part essentielle de sa carrière et de son succès, et il le sait. Avec son départ, c’est le socle de sa vie sentimentale et créative qui s’effondre.

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L'histoire secrète de Star Wars Volume 4

Résumé des épisodes précédents. Depuis un moment déjà, Lucas caresse le rêve de céder la saga dans sa totalité, y compris les traitements des six films encore à l’état de projet pour se débarrasser ainsi du poids qu’il traîne derrière lui depuis le succès historique du premier opus de la trilogie, en 1977. Celui qui ne rêvait que de films indépendants et expérimentaux est en effet devenu le plus gros producteur de blockbusters de la planète, avec des obligations écrasantes qui l’ont éloigné de sa femme et de leur fille adoptive. Pas exactement le futur dont il avait rêvé ; dont ils avaient rêvé...

En juin 1983, Marcia Lucas obtient donc le divorce, emportant la moitié de la fortune que le couple a accumulée depuis American Graffiti (1973) et mettant ainsi un terme symbolique à une décennie de réussites ininterrompues. "George ne supportait plus mes critiques, expliquera plus tard Marcia dans l’une de ses rares interviews. Avec le succès, il s’était mis à penser qu’elles ne servaient qu’à le rabaisser. Pour lui, j’étais restée la gamine qu’il avait sortie de son patelin et il n’avait aucun égard pour mon talent ou mes contributions. En seize ans, il ne m’a dit qu’une seule fois que j’étais une bonne monteuse, à la toute fin, après une séance de travail sur la postproduction du Retour du Jedi." Pas très facile à digérer pour la chef monteuse de films tels que Taxi Driver, New York, New York et des trois épisodes initiaux de Star Wars, dont le travail crucial sur le tout premier volet de la saga fut d’ailleurs dûment récompensé par un Oscar. "Marcia était une bombe atomique", a un jour déclaré le cinéaste John Milius avec le langage fleuri qui le caractérise. "On s’est tous demandés comment George avait bien pu faire pour la séduire, d’autant qu’elle était suprêmement intelligente et passionnée de cinéma. Et croyez-moi, elle était bien meilleure monteuse que lui !" L’ex-madame Lucas, quant à elle, résume : "Je savais tirer les bons films vers le haut et sauver les meubles dans le cas où ils étaient moins réussis." Décrite par ses proches comme un véritable moteur, Marcia était le complément idéal de Lucas, homme froid et renfermé. Elle était surtout la seule personne capable de lui parler franchement et même de le faire changer d’avis. Après le visionnage d’une copie de travail des Aventuriers de l’arche perdue, alors que les lumières se rallumaient et que tout le monde se congratulait, Marcia était restée de marbre, avant de rafraîchir l’ambiance en faisant remarquer que la fin ne fonctionnait pas. "Où est passée la fille ? Il n’y a aucune résolution sur le plan émotionnel pour le héros !", avait-elle lâché devant un Spielberg et un Lucas abasourdis. De fait, Spielberg partit illico tourner le plan final qui montre Marion (Karen Allen) en train d’attendre qu’Indiana Jones la rejoigne sur l’escalier de l’immeuble du gouvernement. Walter Murch, sound designer sur Apocalypse Now et intime de Lucas, analyse la situation : "À cette époque, Marcia a simplement compris que le succès et le poids des obligations liées à Star Wars avaient fait de George un maniaque du travail et du contrôle et que c’était destructeur pour lui et pour son entourage."

La vie au ranch

Lucas pensait que la saga Star Wars serait pour lui l’équivalent de ce qu’avait été les trois Parrain pour son mentor et ami Francis Ford Coppola : un projet qui allait le propulser au rang des cinéastes qui comptent et lui per- mettrait de financer des entreprises plus risquées, au premier rang desquelles figurait son vieux rêve de "ranch", lieu idyllique où une communauté d’artistes pourrait produire, tourner et monter des films en étant débarrassée du joug des grands studios hollywoodiens. C’est dans cette optique qu’il finance les Épisodes V et VI sur son argent personnel, misant à chaque fois l’essentiel des gains du film précédent pour réunir les fonds nécessaires. Las, alors qu’il touche enfin au but, sa vie privée s’effondre et le rêve collectif tourne au cauchemar solitaire. À la même période, il se brouille également avec Coppola, l’homme sur lequel il a modelé jusqu’à son apparence physique (y compris la barbe, apparue sur son visage après sa rencontre avec le cinéaste dans les années 60) et qui lui a inspiré l’idée du Skywalker Ranch. Ruiné après le flop de Coup de cœur (1982), le réalisateur du Parrain vit de plus en plus mal le succès de son élève et lui reproche de ne pas lui avoir prêté les quelques millions de dollars qui lui auraient permis de régler ses dettes et de sauver American Zoetrope, sa société de production, alors que Star Wars car- tonnait. La raison de ce refus est aussi cruelle qu’ironique : toutes les liquidités de Lucas étaient alors immobilisées dans la production du Retour du Jedi et la construction de son fameux ranch. La communauté des wonderboys des années 70 est alors à bout de souffle. Outre Coppola, des gens comme Martin Scorsese, Peter Bogdanovich, Paul Schrader, William Friedkin et même Steven Spielberg (le désastre 1941, en 1979) viennent de connaître des échecs cuisants. 

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Dans leur sillage s’annonce déjà une nouvelle génération de réalisateurs – dont le tout jeune James Cameron – qui s’apprête à lancer le cinéma de gros bras des 80s. Plutôt qu’un havre créatif pour metteurs en scène indépendants, le Skywalker Ranch devient un centre onéreux squatté par les nouveaux prodiges de l’industrie où seront montés et mixés des blockbusters sur le modèle des Star Wars. Soit l’antithèse absolue de l’intention initiale de Lucas ! "C’est l’une des grandes opportunités manquées de l’industrie des années 80, conclut John Milius. Non seulement Marcia Lucas a disparu du paysage alors qu’elle aurait pu devenir une immense réalisatrice, mais sur- tout, George a laissé de côté son ambition de faire des films indépendants, ce qui est tragique parce qu’initialement, c’était vraiment un cinéaste hors normes." Alors qu’Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone ravagent le box-office des 80s, Lucas va enchaîner les flops à chaque film "personnel", osant s’éloigner du modèle formaté des blockbusters. Si la saga Indiana Jones le maintient à flot (et permet à l’ami Spielberg d’affermir son règne artistique et commer- cial sur la décennie reaganienne), toutes les autres productions Lucas sont des bides retentissants : Oz - Un monde extraordinaire (Walter Murch, 1985), Howard -Une nouvelle race de héros (Willard Huyck, 1986), Tucker (Francis Ford Coppola, 1989, à l’occasion duquel les deux hommes se réconcilient).

Plus dure sera la chute

Mal pensés, les dérivés de Star Wars ne font guère mieux : personne ne se souvient aujourd’hui de Star Wars Droïdes – Les Aventures de R2-D2 & C-3PO ou de Star Wars- Ewoks, deux séries d’animation que Lucas préfère sans doute laisser dans l’oubli. Deux longs métrages sur les Ewoks peinent par ail- leurs à embraser la fanbase, ce qui est logique vu que les petits ours forestiers sont l’un des éléments les moins appréciés du Retour du Jedi. Le court métrage supertechnologique Captain EO, réalisé en 1986 par Coppola pour Disneyland, avec Michael Jackson, peine aussi à créer l’événement malgré une campagne de promotion agressive. Suivant tout ça depuis sa retraite, Marcia Lucas est sidérée par la lente déchéance de son ex-mari : "Une fois qu’il a réussi à se payer son Ranch, il n’a plus eu le moindre désir artistique. Après le premier Star Wars, il m’avait dit : "Tu peux être sûre que je ne réaliserai plus un seul blockbuster de toute ma vie." Et je lui avais répondu : "Pourquoi quelqu’un qui ne s’intéresse qu’au cinéma expérimental dépense-t-il une fortune pareille pour créer un lieu dont seul Hollywood va bénéficier ?" On a monté THX 1138 dans un grenier et American Graffiti sous le toit du garage de Francis. À quoi peut bien servir le Skywalker Ranch ? On s’est retrouvé cernés par des avo- cats et des ordinateurs hors de prix, avec ILM (Industrial Light & Magic, société d’effets spéciaux et filiale de Lucasfilm) et les licences de jouets qui tournaient à plein régime pour payer vaille que vaille les frais d’entretien du Ranch. Pourquoi avoir construit tout ça si ce n’était pas au moins pour en profiter lui-même ? Aujourd’hui encore, je me pose la question." Alors qu’il enchaîne les échecs, Lucas voit la fièvre Star Wars retomber doucement. Dès le milieu des années 80, les jouets ne sont plus fabriqués, le fan-club officiel ferme ses portes et les sorties en VHS empêchent pour un temps toute nouvelle exploitation en salles. Les aficionados, qui attendent prequels ou sequels sans trop y croire, se tournent alors vers le cinéma populaire du moment. En 1989, le premier opus de la trilogie est sélectionné par le National Film Registry pour être conservé à la bibliothèque du Congrès américain parmi les œuvres dont la portée culturelle est telle qu’elles méritent d’y être préservées "pour l’éternité". Dix ans seulement après les débuts de la saga, Star Wars est officiellement devenue un monu- ment historique du cinéma américain, mais un monument qui semble désormais appartenir au passé. Devant le Congrès, Lucas prononce un discours dont la teneur ne peut manquer de faire sourire a posteriori :

"Il nous faut protéger notre héritage culturel. La survie même de notre patrimoine cinématographique est en jeu. Les lois américaines ne protègent pas les artistes du risque de voir leur travail dénaturé et leur réputation ruinée auprès des générations futures. Il faut se méfier des technologies qui mutilent, détruisent ou altèrent durablement les œuvres. Ceux qui se prêtent à cette dénaturation de notre histoire pour faire du profit sont des barbares. Ces actes de vandalisme ne sont que le commencement. Aujourd’hui, on peut coloriser un film en noir et blanc avec un ordinateur ; on peut changer le mix, ajouter ou supprimer des éléments selon le bon plaisir de celui qui détient le copyright à un instant T. On peut même modifier les dialogues et trafiquer les mouvements des lèvres des acteurs pour que l’image reste raccord avec le son. Et le pire, c’est qu’on peut créer un nouveau négatif incorporant toutes ces altérations, alors que nous devrions faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver et restaurer les négatifs originaux ! Si les négatifs originaux devaient être remplacés par des négatifs altérés, ce serait une perte très lourde pour notre société. Notre histoire culturelle ne doit pas être réécrite de cette manière. L’intérêt du public doit préva- loir sur toute autre considération. Nous devons faire en sorte que les enfants qui ne sont pas encore nés puissent faire l’expérience des films tels qu’ils étaient conçus à leur sortie, tels que leurs parents les ont vus."

Avec ce très beau discours (qu’il s’évertuera à renier dans les faits au cours des vingt- cinq années suivantes), Georges Lucas semble enterrer la saga une bonne fois pour toutes. « Star Wars est sur une étagère et je n’ai aucune intention de l’en faire bouger », déclarait-il alors. Les choses vont bientôt changer...