La comédienne révèle les dessous de son interprétation bluffante dans le film autobiographique de Mona Achache, au fil d’un tournage vécu dans un état de panique. L'un des plus grands gestes d'actrice de 2023.
Dans Little Girl Blue, présenté en séance spéciale au dernier Festival de Cannes, la réalisatrice Mona Achache mélange documentaire et fiction pour tenter de comprendre le suicide de sa mère, l'écrivaine et photographe Carole Achache, survenu en 2016. Pour l'incarner, elle a choisi Marion Cotillard, qui nous raconte les coulisses de ce film très intime et très intense, tourné en seulement 15 jours.
Comment se fait votre rencontre avec Mona Achache ?
Marion Cotillard : Je la connais un parce qu'on avait des amies en commun avec qui elle avait tourné, comme Camille Cottin dans Cœurs vaillants et Camille Chamoux dans Les Gazelles. Et elles me parlaient d’elle avec tant d’amour que ça m’avait donné envie de la connaître. J’ai fini par la rencontrer. Mais jamais Mona ne m’avait parlé de son histoire, ni de celle de sa mère. Elle m’a envoyé son scénario de façon classique en passant par mon agent. J’ai mis un peu de temps à lire. Mais quand je l’ai lu, ça a résonné à plein d'endroits en moi. Cette lignée de femmes qui ont subi des agressions. Et besoin de guérison par un geste artistique aussi fort. Ca m'a bouleversée.
Quelle forme avait le scénario de Little girl blue où, entre documentaire et fiction, Mona Achache fait le portrait de sa mère et plus largement des femmes de sa famille, accablées d’une étrange malédiction ?
C'est un scénario assez singulier dans sa mise en page. Avec beaucoup de photos, beaucoup de documents. Mais tout est déjà écrit, à l’exception de mon chemin en tant qu’actrice qui allait se construire sur le plateau. Immédiatement, je dis oui et je sens que c'est un film que je ferais quoi qu'il arrive. Qu’il est déjà rentré en moi, que j'ai autant envie que besoin de raconter cette histoire et que je me sens à ma place.
Comment commence le travail ?
On se rencontre et tout de suite je rentre dans son intimité et j’ai besoin de partager la mienne avec elle. Et au- delà du travail et du film en lui-même, nos conversations sont très intimes, très profondes. Et ça nous fait avancer toutes les deux. On parle de la femme, on parle de l'homme, de ce qui nous lie, de ce qui nous construit, de ce qui nous détruit, de par où on passe pour atteindre ce rêve de l'harmonie du féminin et du masculin qui nous habite toutes les deux. Et toutes les discussions qu'on a à travers sa mère Carole et son film me font avancer sur mon histoire. Puis, elle commence à me donner des photos en plus de celles présentes dans le scénario mais aussi des vidéos. C’est la première fois que je vois bouger et que j’entends parler Carole. Je me plonge dans cette famille, cette famille de femmes et d'hommes aussi, parce qu'évidemment ils ont une importance capitale. Et je trouve que Mona est très courageuse dans son chemin de guérison. Elle n'a plus envie que ça se reproduise, parce que ça s'est trop reproduit. Je sens que j'y ai ma place et ça m'émeut. Mona m'émeut beaucoup.
Ce travail passe aussi par de la technique…
Et je pense qu'au tout départ, je ne mesure pas la difficulté. Pourtant j'ai déjà fait de la synchronisation labiale (le Lip Sync), je sais ce que c'est très difficile, un travail très long. Je commence trois mois avant le tournage et très vite, je me rends compte que j'aurais dû commencer plus tôt. Que je suis en retard dès mon premier jour de préparation. Donc, pendant trois mois, j'écoute presque jour et nuit Mona parler. Je le répète, je répète. Mais quand j'arrive sur le plateau et qu’il y a l'émotion, la peur, le trac, je perds mes moyens.
LITTLE GIRL BLUE: UN FILM D'UNE PUISSANCE EXCEPTIONNELLE [CRITIQUE]Combien de temps dure le tournage ?
Seulement 15 jours. Car on est dans une économie de documentaire, même si ce documentaire est inclassable. Je rencontre des difficultés que je n’ai rencontrées sur aucun film. Je plonge dans la peur de planter ce film. Car on ne peut pas faire des milliers de prises. Tout le travail que j’ai fait ne rencontre pas mon désir de perfection. Et ne se situe pas à la hauteur de ce que Mona est en train de faire. Donc les premiers jours sont extrêmement durs mais Mona est d'une générosité incroyable et pose un regard d'amour absolu sur moi, alors que j'ai vraiment l'impression de la laisser tomber, de la trahir. Je n’arrête pas de me dire que j'aurais dû commencer six mois plus tôt pour épouser toute la dynamique de cette femme, toutes ses respirations. Faire un Lip Sync sur des mots d’une femme qui parle extrêmement vite, qui est habitée par quelque chose qui la détruit tout en étant sur un chemin de reconstruction, il y a des moments où je suis dedans et ça fonctionne mais dès que je perds le rythme, je me demande comment Mona va monter ça. Je commence donc à rentrer dans des questionnements que je ne devrais pas avoir. Je me fais du souci pour elle en le lui exprimant, ce que je n’ai jamais fait dans ma vie d'actrice. Et, très vite, je la vois prendre en charge la difficulté que je traverse et me ramener au fond dans une forme de documentaire quelque part, me demander de lire, d'avoir mon texte sous les yeux. Je me sens extrêmement mal, je ne me sens pas professionnelle. C’est la première fois que je me sens prise en défaut alors que j’ai travaillé ! Et que je bosse jour et nuit même sur le plateau. On a fait des horaires tellement hallucinants qu’on a fait rentrer un mois et demi en quinze jours. Et puis il y a le vieillissement. Tout l'aspect technique, physique.
Comment l’abordez-vous ?
Arrivée à 3 h du matin sur le plateau. Cinq heures de maquillage. Et puis cette question de savoir si ma voix va se mélanger à la sienne. Donc je suis en panique presque tout le temps et jusqu'au bout. Sauf dès que dès que je sors du Lip Sync et que je trouve la liberté du personnage. Là, je me dis qu’il y a quelque chose qui fonctionnera. Et Mona ne me lâche pas là-dessus. Elle m’assure que je suis focalisée sur un seul point, le comprend mais me supplie de lâcher Et elle me dit que ça fait partie du processus. Mais je ne sais pas encore à ce moment- là qu'elle montrera ce qu’elle montre de mon chemin
Le début de ce chemin est symbolisé à l’écran par une scène assez hallucinante. Celle au début du film où vous arrivez, enlevez vos habits, vous déshabillez à l’écran pour revêtir les vêtements de Carole Achache. Comment l’avez-vous vécue ?
Cette scène est écrite mais elle n’est pas censée être mise en scène de cette façon-là. Mona ne m’a pas demandé de me déshabiller entièrement devant la caméra. Quand j'arrive sur le plateau, on me montre le coin où je peux aller me changer. Elle me dirige merveilleusement à ce moment là parce que moi, dans la vraie vie, je serais arrivée avec un sourire et une émotion. Mais Mona veut l’inverse. Que je me demande ce que je fous là. Donc elle déconstruit ma logique. Et j’ai tellement confiance en elle que j'obéis à tout ce qu'elle me demande. Ca crée cette tension. Presque une espèce de duel qui fait que quand elle me donne ses affaires et que je suis censée sortir du champ, je n'y arrive pas. Dans ma tête d'actrice, je me dis évidemment que je ne vais quand même pas me déshabiller devant la caméra, je ne sais même pas quel soutif et quelle culotte je porte mais je suis amenée à obéir à ce qui se passe. Rester devant Mona, me déshabiller et me rhabiller devant elle pour ne pas couper ce lien. Quand on coupe la scène, tout le monde est surpris. Je ne suis pas quelqu'un d’exhibitionniste. Au contraire. Mais il s'est passé quelque chose.
Comment Mona se comportait-elle sur le plateau, au fil du tournage ?
Elle disparaissait de plus en plus du film et à un moment donné, je suis allée la voir et je lui ai dit de ne pas disparaître pas complètement. C'était compliqué déjà pour elle de se lâcher, de se mettre en scène. Et j’ai eu peur qu'elle disparaisse trop parce qu'elle aimait ce qu'elle voyait et n’avait forcément pas le recul pour aimer ce qu'elle incarnait.
Il y a de place pour l’improvisation dans un tel film ?
Non. Il faut juste se laisser porter par l'histoire. Et je trouve que c'est une des plus belles choses dans la création : à un moment donné, ne plus être dans le contrôle et te laisser porter par quelque chose de plus grand que toi. Si tu acceptes ça et que tu t’abandonnes, alors quelque chose de magique peut apparaître
Comment avez-vous réagi à la première vision du film ?
J’ai été extrêmement déstabilisée et en même temps, je n'ai pas l'impression que Mona ait volé des choses de moi. Je pense à cette scène où je me suis vraiment endormie et où je parle dans mon sommeil. Ca m’a bouleversée. Mais je ne suis pas la meilleure personne pour en parler car il y a toujours un endroit de moi qui me dit que si c'était à refaire, je travaillerais plus longtemps pour arriver proche de la perfection. Ca aurait été un autre film.
On se défait facilement de ce personnage de Carole Achache ?
Je dois avouer qu’elle a continué à m’habiter quelque temps. Et je l'acceptais parce que je savais qu'elle allait partir. Avec la transformation de la voix, la transformation de l'attitude, des intonations me sont restées quelque temps dans mon cerveau. Mais c’est beau car ça a aussi fait résonner des choses de ma propre famille et des discussions que j'ai pu avoir avec ma mère. Little Girl Blue raconte comment aujourd'hui, on a l'espace de regarder nos propres blessures et de peut- être les guérir. Ce qui est assez nouveau dans notre société. Ma mère me racontait que mon père, né en 1946, a été élevé par des parents qui vivaient alors un stress post-traumatique et que personne n'a aidé. Après la guerre, on n'allait pas voir de thérapeute. Mais ma mère, elle, a toujours été dans un processus de guérison, a toujours fait face à ses traumatismes parce qu'elle ne voulait pas les transmettre à ses enfants. Ce qui était avant - gardiste pour une femme née en 52, la même année que Carole. Little Girl Blue a ouvert des discussions profondes sur ce processus de guérison et ce geste artistique qui accompagne et provoque presque parfois la guérison. C’est ce que livre Mona en partageant ce film et je trouve cela absolument magnifique
Little Girl Blue. De Mona Achache. Avec Marion Cotillard, Marie Bunel, Marie- Christine Adam... Durée : 1h35. Sortie le 15 novembre 2023.
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