Gérald, le conquérant
Wild Bunch

Avec Gérald le Conquérant, m'acteur et réalisateur signe un docu-fiction aussi drôle que politique, où la folie d’un Normand obsessionnel devient le miroir inattendu de nos dérives identitaires contemporaines.

On va commencer par une question essentielle : le Mont-Saint-Michel, il est en normand ou breton ? 

Fabrice Éboué : Toi, vu ton nom et ta tête, je sais d'où tu viens ! Désolé, il n’y a pas de débat. Ou alors uniquement pour les Bretons ! Le Mont-Saint-Michel est en Normandie, point. Après, évidemment, la Bretagne a beaucoup d’atouts, et d'arguments. Et je comprends que ce soit important pour vous... Cela dit, c’est une vieille querelle, il faut faire attention… (Sourire.)

Justement : est-ce que Gérald le Conquérant est parti de la volonté de se moquer des dérives identitaires ?

F.E. : Pas vraiment. Le film ne naît pas d’un désir de moquerie. Je voulais d'abord raconter l’histoire de quelqu’un qui veut être « plus normand que les Normands ». Évidemment, en Normandie, il y a un terreau identitaire particulier, donc c’était l’occasion d’en parler. Mais c’est aussi une continuité dans mon travail : j’ai déjà fait des films sur l’identité avec Coexister ou Barbaque. Mais là, avant toute chose, j’avais envie de parler de mes origines normandes du côté maternel, de rendre hommage à la région. Il fallait juste trouver la bonne façon. Et tout ça vient aussi d'une réflexion que j'ai mise dans mon dernier spectacle, où je raconte une visite au Parc Astérix avec mon fils. On n’y avait trouvé que du coca et des burgers. C'est ce qui m'a fait penser à ce Normand qui veut créer un vrai parc normand, un parc Guillaume le Conquérant. 

Dans la mise en scène tu optes pour une esthétique Strip-Tease, voire même Borat… celle des faux documentaires. Pourquoi ? 

F.E. : Moins Borat que Striptease effectivement, parce que Sacha Baron Cohen systématise le loufoque. Moi, je voulais quelque chose de plus réaliste, plus tragicomique, comme un miroir de la société. Quand on parle d’identité, ça soulève des questions profondes : qu’est-ce que c'est qu'une identité ? Qui décide ? À quel moment un débat est-il légitime ou non ? En cela, le film est assez politique mais à mon sens il est surtout tragique. Et cet aspect docu-fiction non seulement donnait plus de réalisme à l'histoire, mais collait parfaitement avec la folie du personnage. Parce que ce type-là, au fond, dans la vraie vie, il pourrait finir comme dans le film. Et puis pour revenir à Strip-Tease, c'est une série vraiment géniale. Regarde La Soucoupe et le Perroquet, sur le type qui construit sa soucoupe ou 500 g de hachis, ou bien celui sur les indépendantistes savoyards… C'est souvent des portraits de gens qui rêvent de choses impossibles. Et c’est ça qui est beau. Mais en même temps, quand on voit un rêve inatteignable détruire quelqu’un, ça devient pathétique - donc drôle.


 

C’est intéressant parce que parfois, certains épisodes de Striptease tombaient dans le voyeurisme et l'ironie. Dans ton film, on sent que tu aimes toujours ton personnage.

F.E. : Oui, je tenais à ce que le personnage soit vraiment attachant : son rapport aux enfants, à son beau-fils, à sa femme qui croit sincèrement en lui. Et puis il dit des choses justes : sur le poids de la région, sur la Normandie. Beaucoup viennent de ce que m’ont transmis mes grands-parents. Pareil quand il parle de 1945. On parle la plupart du temps du Jour-J comme d’une libération, mais pour la Normandie, ça a été aussi une immense souffrance : Le Havre, Saint-Lô, plein de villes ont été rasées. Ma grand-mère, pourtant occupée par les Allemands, disait que le pire, paradoxalement, ça avait été la libération.
J’ai aussi mis dans le film les difficultés rencontrées par mon père, arrivé à Caen en 1974 pour ses études, et confronté au racisme. Je voulais en parler sans frontalité. C’est pour ça que ce personnage me touche : il est profondément humain.

Gérald est un naïf au sens plein du terme. Il dit des choses justes, se heurte au réel et il a même une dimension cartoon…

F.E. : Oui. Une grande inspiration a été Joe Exotic, le personnage de Tiger King. Le matin, il fait visiter son parc aux enfants ; l’après-midi, il fait exploser des trucs. C’est pathétique et fascinant. Il pense jouer avec la caméra, mais en réalité il se ridiculise tout seul. J’ai aussi pensé à La Soupe aux choux et à l’idiot du village qui croit voir des extraterrestres. À Bernie, à C’est arrivé près de chez vous… Tous ces personnages à la frontière du tragique et du grotesque.

Et sa folie te permet aussi de dire des choses très justes sur aujourd'hui.

F.E. : Exact. Quand il parle du « grand remplacement » américain, il parle en réalité de mondialisation - qui est, pour moi, le seul vrai grand remplacement actuel. C'est le principe du personnage : il dit des choses justes, même s’il va beaucoup trop loin. Et le fait qu’il n’ait aucun filtre permet de faire passer énormément de choses.

Gerald le conquérant
Wild Bunch

Et notamment politiques. Gérald évoque la Jeanne d’Arc version d'extrême droite. Tu n'as jamais eu peur d'aller sur ce terrain politique ? 

Fabrice Éboué : Ce qui m’étonne, c’est la réaction en salle : les passages les plus politiques comme tu dis provoquent les plus grands rires. Parce que les réseaux sociaux ont rendu ces codes familiers. Je ne suis pas un chansonnier, je ne fais pas d’humour politique dans mes spectacles. Mais là, distillés ainsi, ces références surprennent. Elles ont leur place. Elles disent quelque chose de la France actuelle : « La Normandie, c’est moi », « Gérald au secours »… Ce sont devenus des mèmes. Au fond, mon boulot consiste à prendre la température de la société - de l'extrême gauche à l'extrême droite. Donc forcément, ça irrigue tout ce que je fais. Mais je t'avoue que je me suis aussi fait dépasser. Je ne pensais pas, en écrivant, que le film deviendrait un miroir aussi direct de ce qu’on vit aujourd’hui. Mais ça s’est imposé comme ça.

Tu parles même de radicalisation avec les vaches qui explosent… 

F.E. : Ahaha ! Je commence par les taupes, puis c'est une mouette - un nuisible aussi - puis ça va crescendo : les vaches, les lamas, et finalement le restaurant de tata. Parce que même elle n’est pas une « vraie Normande ». Ce qui m’intéresse, c’est la montée progressive : on commence petit, puis il n’y a plus de limites.

Jusqu'à présent tes films étaient fait dans une économie plus classique. Là, il y a un aspect guérilla... 

F.E. : Oui, un peu. J’ai même financé une partie. Ca coûte moins cher, donc c’est plus libre. On peut tourner vite, retourner des scènes des mois après… Les comédies à 6 ou 7 millions d’euros n’existent plus aujourd’hui. Et je sens que j'ai envie d'aller vers autre chose : des tournages plus simples, des scénarios plus pointus. C’est là qu’on peut sortir des choses inédites.