- Fluctuat
Attention ! Malentendu à l'horizon. Takeshis', autoportrait cubiste et surréaliste de Takeshi Kitano par lui-même et son double, est beaucoup plus qu'un Getting Any conceptuel. Au-delà des longueurs et faiblesses, le cinéaste y parodie et suicide son oeuvre en faisant de l'autodérision le principe même de sa liberté artistique. Même au bout du tunnel, ce qui compte, c'est de continuer à danser.
On connaissait Picasso, Braque, Léger, Picabia, mais qui aurait pu imaginer que le nom de Takeshi Kitano pourrait figurer aux côtés des grands du cubisme ? On savait pourtant, depuis l'aveu d'Hana-bi (où ses peintures apparaissaient à l'écran), que la picturalité chez Kitano venait plus de la peinture que du cinéma. Mais comment dépasser la stricte composition du plan pour qu'un principe esthétique hérité de la peinture contamine le cinéma, pour que narration, récit, mise en scène, montage et sens soient entièrement soumis aux principes du cubisme ? Problème d'autant plus complexe lorsque le film est Takeshis', un autoportrait schizophrène invraisemblable qui revisite le cinéma de Kitano avec un sens radical de l'autodérision.Comment faire son autoportrait lorsque d'un côté, en occident, on est considéré comme un esthète et, de l'autre, chez soi au Japon, comme un bouffon ? Comme le clown, par un grand éclat de rire insondable. Mais comme le clown est hilare pour dissimuler ses larmes, Kitano choisit de se dédoubler pour mieux se dynamiter et faire passer son projet formel. Ainsi dans Takeshis', Kitano le vrai a un sosie, un négatif de lui-même timide et un peu minable qui cherche à devenir acteur, mieux, qui rêve de ressembler au Kitano des films, ce cliché du yakuza mutique, ironique, ultra violent et poète. L'un et l'autre se croisent et semblent d'abord mener des existences séparées, le film laissant croire alors à deux facettes symboliques du cinéaste. Mais Kitano brouille très vite le sens et dès les premières minutes, une image succède à une autre sans continuité évidente. Rapidement on se demande si Kitano ne réinvente pas aussi le surréalisme. Avec sa structure bordélique explorant la psyché délirante de Kitano à travers une série de signes, de motifs et d'images empruntées à son cinéma, le récit ne cesse d'imploser au profit d'un enchaînement d'images oniriques irrationnelles rappelant presque Bunuel et Dali. Takeshis', c'est un peu comme si l'univers entier de Kitano, avec ses thèmes, ses angoisses, ses acteurs, était jeté dans un shaker où la réalité et l'imaginaire s'intervertissaient sans cesse avec l'allure d'un cauchemar fellinien.Mais si Takeshis' se rattache au cubisme avant le surréalisme, c'est par son principe de morcellement de la représentation. A l'image de l'affiche japonaise montrant le visage de Kitano reconstitué par une série de vignettes, l'autoportrait passe par un procédé de fragmentation au coeur du projet de montage et d'écriture, au point que le film semble a priori monté en dépit du bon sens. En se fondant sur la déconstruction (jusqu'à atteindre les limites de l'abstraction), la structure joue d'images qui s'additionnent et fonctionnent par intervalles liés ou déliés où le sens (Qui est Kitano ? Qui suis-je ? Comment me voyez-vous ?) est produit par la multiplicité des points de vues. La forme est à la fois disloquée et géométrique, les scènes et les plans se répondant à des distances variables dans un jeu constant entre métaphore et métonymie, comme si Braque et Picasso étaient revisités, à leur manière.Malgré tout, l'approche risque d'être mal interprétée et le film vu comme un brouillon anarchique bourré de cynisme. Pourtant il n'est pas un Getting Any conceptuel ou psychanalytique. Derrière la toile, Kitano joue avec l'autoportrait comme pour rire de l'éventualité de sa propre mort artistique. Conscient d'avoir atteint les limites de son cinéma, il s'amuse à suicider les restes par un procédé encore plus radical et déroutant. Par ce mouvement amorcé dans Zatoichi, fabuleux de régression joyeuse et de générosité, l'acteur et amuseur japonais souhaite en finir avec les points d'interrogation collés à son cinéma. Mais en finir avec classe, joie et éclat de rire, pour continuer à jouer, faire durer le show. Car dans Takeshis', le cinéma ne s'arrête jamais, on meurt et ressuscite, le vrai et le faux se confondent, le spectacle et la danse survivent et surgissent envers et contre tout. Kitano n'est ni le cinéaste des éloignements infinis ou des yakuzas nostalgiques, ni l'idiot télévisuel populaire ou un splendide bouffon, il est tout ça à la fois. Il est multiple, s'invente, se parodie, se suicide, et surtout, il est libre. Son monde est un théâtre, le cinéma son cadeau.Takeshis'
Un film de Takeshi Kitano
Avec : Beat Takeshi, Kyono Kotomi, Osugi Ren, Terajima Susumu, Kishimoto Kayoko.
Japon, 2005 - 1h48
Sortie en salles (France): 5 juillet 2006
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