Avant la soirée spéciale consacrée à l'artiste sur Arte, retour sur un entretien de 1991.
Jeanne Moreau sera à l'honneur ce dimanche sur la septième chaîne, qui rediffusera Le Train, de John Frankenheimer, un film de guerre où elle a croisé Burt Lancaster et Suzanne Flon, au milieu des années 1960, puis un documentaire sur la comédienne décédé durant l'été 2017. Intitulé Jeanne Moreau, l'affranchie, il revient sur sa carrière bien remplie. Pour patienter, Première vous propose de replonger dans ses archives pour vous faire partager une rencontre datant de 1991 avec l’actrice célèbre pour ses collaborations avec François Truffaut, Luc Besson ou Orson Welles. Elle y répondait du tac au tac à nos questions.
Vous collectionnez toujours les œufs ?
Non. J’ai collectionné les œufs. Et puis j’ai eu des revers de fortune après mon mariage et mon divorce américains. J’ai vendu ma maison. Les amis continuent à m’apporter des œufs. Mais je ne les collectionne pas.
Utilisez-vous parfois le mensonge ?
Jamais. Je déteste le mensonge. Les personnes qui mentent, je le sens. Je le vois. Et ça me dégoûte un peu. Je pense même que la vie du monde serait transformée si on n’employait pas le mensonge. Cela dit, il vaut mieux se taire que de blesser quelqu’un en lui mentant. Mais, avec amour, on peut toujours tout dire à l’autre.
Vous est-il déjà arrivé de vous servir, dans la vie, des répliques de vos rôles ?
Jamais, ça ne me viendrait même pas à l’esprit. Je suis suffisamment riche intérieurement, intelligente et cultivée depuis le temps que je vis, pour n’avoir pas besoin de me référer à des textes appris. Ce serait une véritable ineptie.
Je vous ai vexée ?
Pas du tout. Depuis la petite enfance, j’ai toujours aimé la lecture. J’ai l’amour des mots. J’aime parler. Et pourtant j’aime le silence. J’en ai besoin. Peut-être que j’en ai besoin. Peut-être que mon plaisir à parler vient de mon ascendance irlandaise du côté de ma mère, mais c’est vrai que le langage pour moi doit être précis. Il peut être une arme redoutable. Mais jamais je ne penserais à me servir d’un dialogue que j’ai interprété, qu’elle qu’en soit l’occasion. Parce que ce n’est pas moi. Ce n’est rien qu’un personnage que j’ai tenté d’incarner.
La plus grande qualité de Besson ?
C’est sa recherche. Il est à la recherche du Graal, d’un absolu. Il est obstiné. Ça le mènera loin.
Le plus gros défaut de Wim Wenders ?
Je ne le connais pas assez intimement, bien que je le connaisse depuis seize ans. Mais j’ai l’intuition que, quelque fois, il ne sait pas sérier les problèmes et il est fragilisé par des incidents émotionnels qui sont sans importance. Je ne parle pas seulement de la vie affective. Mais aussi de la vie professionnelle.
Solveig Dommartin vous énerve ?
Par moments. Mais elle le sait. Parce que je lui ai dit. Elle peut être irritante. Mais c’est une jeune femme, une comédienne, qui est à la recherche de sa forme. Jouvet appelait ça "le volume de tête". Il disait à un acteur : "Toi, t’as pas encore trouvé ton volume de tête". Eh bien, Solveig [héroïne du dernier film de Wenders, "Jusqu’au bout du monde"], c’est un peu ça. Alors, elle est fragile et peut devenir agressive parce qu’elle se sent perdre pied.
Qu’est-ce qui vous a séduite à ce point chez Buñuel dont vous étiez carrément amoureuse sur Le Journal d’une femme de chambre ?
[La question semble la ravir] Son côté iconoclaste. Son côté pas sentimental du tout. Profondément sensible, mais pas sentimental. Une façon de regarder le monde et les gens qui, pour certains, aurait pu paraître désabusée, mais il avait une vraie connaissance du monde, une vraie compréhension. Il était amusé. Et cette connaissance de l’âme humaine qui me plaisait tellement. C’est ce qui s’appelle être amoureuse quand on rêve de quelqu’un, n’est-ce pas ? Quand on pense à lui, quand on est ému lorsqu’il vous regarde et vous prend la main. Il ne déjeunait jamais avec tout le monde, puisqu’il était sourd et qu’il préférait s’isoler. Pendant le tournage en extérieur du Journal d’une femme de chambre, il était assis sur sa chaise. Moi, je rôdais un peu autour et j’attendais qu’il me fasse signe. Alors j’allais m’asseoir. On ne parlait pas, mais j’étais si bien. On peut être amoureuse comme ça aussi. Un jour je lui ai dit : "J’aurais bien aimé être votre fille !" Il m’a répondu :"Ma petite, tu l’as échappé belle. Je t’aurais enfermée dans un placard. Je n’aurais jamais voulu que tu sois comédienne". Il était très possessif… Vous savez que sa sœur est toujours vivante ? Elle vit à Saragosse. Lorsque Buñuel travaillait sur un scénario, pour que sa sœur ne bavarde pas, dès qu’ils se mettait à travailler, il lui mettait aussitôt un sparadrap sur la bouche. Et elle se prêtait au rite sans rien dire. Quand il avait fini, il le lui enlevait. Il y avait dans ce geste-là à la fois de l’humour et… une certaine cruauté.
En quelle jeune actrice française vous reconnaissez-vous ?
Oh, je ne me reconnais nulle part. Et puis je ne ferais cet affront à aucune des jeunes comédiennes. Je pense que Sandrine Bonnaire a une personnalité tout à fait particulière. Judith Godrèche aussi. Et ce qui me plaît, c’est leur énergie, leur passion. Juliette Binoche est ainsi. Je trouve très intéressante la jeune Irène Jacob qui a eu le Prix d’interprétation à Cannes, tout comme la petite Fanny Bastien qui était récemment à la télévision dans La mafia rouge.
Le "rêve américain", ça représente quoi pour vous ?
Pas grand-chose. J’aurai pu partir très jeune aux Etats-Unis, puisque j’ai débuté au moment de la grande mode des contrats de sept ans. J’ai été sollicitée par les grandes compagnies quand j’étais à la Comédie-Française, dans les années cinquante. Mais je ne l’ai pas fait. J’ai tourné des films américains en Europe et deux à Los Angeles. Le "rêve américain", pour moi, c’est l’époque que je n’ai pas connue, la grande époque des films noirs et blancs. Et puis, "le rêve américain", depuis que les satellites embrassent tout le globe terrestre, il y a comme un rétrécissement certain, non ?
Quels rapports entretenez-vous avec votre âge ?
Très bon. J’ai soixante-trois ans et ce n’est pas du tout ma préoccupation. Ce qui m’intéresse, c’est de vivre avec plénitude les années que j’ai à vivre jusqu’à ma mort et de m’améliorer sans cesse sur le plan humain, en tant que personne. Je voudrais arriver au moment final en donnant un paquet bien ficelé, bien fait. C’est tout. Je ne suis pas une femme religieuse, mais j’ai une ferveur absolue. Je suis très attentive à la façon dont je vis. Attentive à être juste.
Vous avez aimé vous voir nue à l’écran ?
Ça ne m’est pas arrivé souvent. Mais ça ne m’a pas gênée quand je l’ai fait. Je pense que les metteurs en scène ne trouvaient pas nécessaire que je sois nue dans telle ou telle scène. Mais je n’ai jamais refusé de figurer ainsi.
Kill Bill inspiré par La Mariée était en noir avec Jeanne Moreau ?
Etes-vous d’accord quand Orson Welles disait : "Les êtres séduisent davantage par leurs défauts que par leurs qualités ?
Pour ma part, je n’emploie pas les mots "défaut" ou "qualité". J’emploie le mot "particularité". Parce que ce qui peut être considéré par Untel comme irritant chez moi peut être considéré par un autre comme délicieux. Et c’est la même chose pour tout le monde. La perfection est fatigante. Notamment physique. Et quand on aime quelqu’un, rien n’est plus émouvant que de trouver chez lui une particularité qui ne corresponde peut-être pas aux canons absolus de la beauté. C’est profondément touchant, les choses différentes.
Que vous inspirait le tour de taille d’Orson Welles ?
Rien de particulier. Quand il était souffrant, ça m’embêtait. Je me disais qu’il pesait peut-être trop lourd. Il avait des petits pieds, des chevilles et des mains fines… Je l’avais connu lorsqu’il était encore très mince, en 1950. Mais je l’ai toujours trouvé beau. Sa taille ne m’a jamais gênée. Il a toujours mangé beaucoup sans avoir l’air d’y toucher. Il n’avait jamais un couvert devant lui, Orson. On se retrouvait souvent dans un restaurant très célèbre à l’époque, chez Denis, qui avait la réputation d’être le restaurateur le plus cher du monde. Orson était assis dans un coin, il écrivait en abondance. Et à une table à côté, il y avait des victuailles. De temps en temps, il mangeait, en tendant la main comme ça, avec sa serviette sur un genou. Mais je ne l’ai jamais vu mangeant réellement. Sauf une fois il n’était pas content. Quand on tournait Falstaff, dans un village près de Madrid, il y avait un restaurant qui avait la réputation de servir les meilleurs porcs de lait qui soient. Avec un ami, nous y sommes allés tout de suite après le tournage. Il y avait plusieurs petites salles. J’ai jeté un coup d’œil. Qui je vois ? Orson à une table, tout seul, en train de déguster un porc de lait. Il m’a aperçue, il n’était pas content. Il a fait comme s’il ne me voyait pas ! [Rires]… C’était sa coquetterie : il mangeait sans manger. Or là, je l’avais vu vraiment attablé.
Quel plat cuisinez-vous le mieux ?
C’est très divers. Comme je voyage beaucoup et que je fais la cuisine depuis toujours - à cinq ans, j’ai fait ma première mayonnaise dans le restaurant de mon père -, je connais les plats classiques : la blanquette, le pot-au-feu, la daube, le coq au vin, la pâtisserie, mais aussi certaines choses mexicaines, japonaises… Et j’adore la lecture des livres de cuisine. Si, parfois, j’ai une sorte de saturation d’esprit, car je ne suis pas une intellectuelle, je prends un dictionnaire ou un livre de cuisine. Mon père m’a légué le vieux Larousse de cuisine et le Curnonsky ainsi que l’Escoffier, des livres superbes.
Pourquoi, à votre avis, certaines gens qui aiment tout de vous n’aiment pas beaucoup les films que vous avez réalisés ?
[Sourire]. Sans doute parce qu’ils ne me voient que comme comédienne. J’ai des amis très proches, metteurs en scène, qui m’en ont voulu de devenir réalisatrice. Mais cela, c’est leur problème…
PHOTOS - Jeanne Moreau raconte ses souvenirs de jeunesse coquins
Vous n’avez pas de regrets de réalisatrice ?
Je n’en ai pas, je vous assure. Ma vie est si riche. Je n’ai pas réalisé de films depuis 1978, à part le portrait de Lilian Gish que j’ai fait il y a dix ans. Je vais réaliser un film pour Antenne 2 en 1992, mais je n’ai pas de regret du tout. Parce que la vie m’a conduite là où je devais aller. Je ne vis pas avec des regrets. C’est mauvais.
Est-ce que vous pourriez vous remarier ?
La vie est tellement surprenante que… On ne sait pas. Ce sont les surprises de la vie.
La dame qui travaille chez vous et qui vient de partir a lancé depuis le couloir "au revoir mademoiselle", pourquoi ?
Parce que je n’ai jamais épousé un monsieur Moreau. Pour tous les gens qui sont près de moi, je suis "mademoiselle". C’est la tradition du dix-neuvième siècle. Une comédienne, c’est "mademoiselle". Elle ne porte pas le nom de son époux. Je n’ai pas demandé à ce qu’on m’appelle ainsi, mais je prends cela pour une délicatesse. Madame Moreau, pour moi, c’est ma mère…
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