L'histoire de ce film mériterait bien d'en tirer un long-métrage ! Durant l'été 1938, Orson Welles a tourné à New York Too Much Johnson, une comédie inspirée par un vaudeville de William Gillette. Tromperie, mari jaloux, courses poursuites... ce moyen métrage reprenait tous les éléments de la farce. A cause d'une succession de déboires, il n'a finalement jamais été montré, et son créateur le croyait disparu, suite à un incendie dans sa villa près de Madrid. Il vient d'être retrouvé, a révélé cette nuit Variety, et il est en cours de restauration. Retour sur la folle histoire de Too Much Johnson.Entre théâtre et cinémaA la base, Orson Welles s'est lancé dans ce projet pour ajouter du piquant à une pièce de théâtre qu'il préparait pour la nouvelle saison du Mercury, à New York. Il avait fait sensation avec des pièces originales : une adaptation de Hamlet jouée uniquement par des Afro-Américains, une autre de Jules César avec des tenues modernes ou encore The Cradle Will Rock, interprétée au milieu du public, plutôt que sur scène, en signe de protestation contre certaines restrictions établies par le gouvernement. Pour l'automne 1938, il prévoyait de monter Danton's Death, de Georg Büchner et Too Much Johnson, une comédie débridée suivant un Don Juan new-yorkais. Une pièce humoristique où un jeune amant est pris en flagrant délit par le mari de sa conquête et poursuivi dans la ville : sur les quais, les toits... Plutôt que d'évoquer ces courses poursuites sur scène, Orson Welles a préféré y consacrer des scènes filmées, qu'il comptait ensuite inclure dans la pièce, en tant qu'intermèdes. Il a ainsi tourné une vingtaine de minutes de prologue, puis deux fois dix minutes de séquences devant introduire les actes II et III. Entre ces extraits centrés sur l'action, une poignée d'acteurs devaient jouer le reste des situations sur scène. En tout, la pièce devait durer plus d'1h30.Une fois son idée acceptée par les gérants du théâtre, l'apprenti réalisateur (à 18 ans, Welles n'avait tourné qu'un court de 4 minutes, The Hearts of Age) a fait appel aux acteurs qui avaient déjà joué dans ses pièces : Howard Smith, Joseph Cotten, Eustace Wyatt, Edgar Barrier, Arlene Francis, Mary Wickes ainsi que sa femme Virginia Nicholson (sous le nom d'Anna Stafford). En revanche, l'équipe technique n'était pas composée de professionnels, comme l'a révélé un article captivant du magazine American Film consacré à Too Much Johnson, publié en 1978. Seul le caméraman avait déjà travaillé pour le cinéma (pour Pathé News).Le tournage a eu lieu en juillet 1938, l'idée étant de dévoiler la pièce complète en avant-première le 16 août de la même année au Stony Creek. Le jour J, seulement la partie théâtrale fut montrée au public. Et ses scènes filmées ? Elles n'étaient pas tout à fait terminées.Problèmes d'argent, de sécurité, manque de temps...Les raisons de l'abandon du film sont multiples. Si le réalisateur garde un excellent souvenir du tournage, et même du résultat (il parle d' « un petit film charmant » au sein du magazine), Too Much Johnson a connu pas mal de problèmes. Une scène a fait la une des journaux durant l'été : les deux personnages principaux devaient sauter d'un toit lors d'une course poursuite, mais des habitants ont appelé la police en découvrant l'équipe, affolés à l'idée qu'il puisse s'agir de deux hommes voulant se suicider. Quelques jours plus tôt, le toit qui servait de lieu de tournage à Orson Welles avait en effet été choisi par un dépressif qui menaçait de mettre fin à ses jours. Le réalisateur a donc dû justifier aux autorités qu'il tournait un film. L'anecdote aurait pu s'arrêter là, mais elle a été relayée dans des quotidiens new-yorkais.C'est surtout lors du montage que Welles a eu le plus d'ennuis. Il découvrit que la Paramount détenait les droits d'adaptation de la pièce de William Gillette. Pour la partie sur scène, pas de problème, mais l'équipe devrait donner de l'argent au studio si elle ajoutait des scènes de cinéma. Un gros souci, car après avoir filmé toutes les scènes d'action, il ne restait plus beaucoup d'argent pour terminer le projet. Une partie des comédiens avaient accepté d'être payés une fois les représentations de la pièce commencées, mais certains ont réclamé leur argent plus rapidement. Le théâtre est alors entré dans le rouge et de plus en plus de pression a pesé sur les épaules du réalisateur au fil des semaines. Sans compter que comme le film était muet, il fallait engager un orchestre pour jouer en live de la musique pour accompagner les scènes tournées. Le compositeur Marc Blitzstein proposa alors de se contenter d'un piano. Il pourrait ainsi jouer caché derrière l'écran, et Orson économiserait les cachets de plusieurs musiciens. Reste qu'au-delà de l'argent, il manquait aussi de temps pour bien peaufiner son histoire. Son prologue était entièrement monté, mais à dix jours de la présentation, il lui restait les deux introductions d'actes de 10 minutes chacune.Le plus décourageant fut que quelques jours avant l'avant-première, il s'avéra que le Stony Creek n'était pas équipé pour montrer un film au public ! En 1938, les salles de cinéma devaient respecter des règles de sécurité différentes d'aujourd'hui, car les bobines étaient particulièrement inflammables. Les risques d'incendie étaient élevés et les spectateurs ne pouvaient donc pas voir des films n'importe où. Jugée trop petite et pas assez équipée, la salle du Stony Creek n'a pu accueillir l'avant-première de Too Much Johnson. C'est là qu'il fut décidé que la pièce serait tout de même maintenue à cet endroit et à cette date. Mais sans son prologue ni ses scènes d'action filmées.Toujours au sein du même article, Orson Welles a fait part de sa déception. La décision de ne pas ajouter le moyen métrage a largement modifié la pièce et les acteurs n'ont eu que quelques jours pour apprendre des textes supplémentaires. « Au moins, on aura essayé. Même comme ça, j'ai aimé le résultat, mais le public, non. Il y a eu quelques représentations au Mercury, mais ça ne prenait pas. On a laissé tomber et montré seulement Danton's Death. (...) C'est là que je me suis dit que je devais tenter ma chance à Hollywood. Afin de me faire assez d'argent pour mettre en scène les pièces que je voulais. » Trois ans plus tard sortait Citizen Kane, officiellement le premier film d'Orson Welles, puisque ses segments de Too Much Johnson n'ont jamais été montrés. La suite, on la connait : l'homme est devenu une figure du 7ème art et Citizen Kane est considéré comme un chef-d'oeuvre absolu.Un nouvel espoirDans l'article de 1978, Orson Welles avait expliqué comment il avait redécouvert Too Much Johnson à la fin des années 1960. « Je ne sais plus comment je l'ai eu en mains. Etait-il au fond d'un carton ? Quelqu'un me l'a-t-il donné ? Ce qui est sûr c'est que je l'ai vu. Dans des conditions parfaites. Il n'avait aucune éraflure. Je pense qu'il n'avait été regardé qu'une ou deux fois, il était comme neuf. Cotten (qui joue le dragueur, ndlr) était magnifique. J'ai tout de suite voulu qu'il sorte, qu'il soit vu par des spectateurs. Mais je suis parti sur le tournage de La Lettre du Kremlin. J'avais loué la maison à Robert Shaw et malheureusement, pendant mon absence, il y a eu un feu. J'ai presque tout perdu. Quelques affaires n'ont pas brûlé, il y a peut-être une chance que le film existe encore. Mais c'est peu probable. »Ironie du sort, le cinéaste est mort avant que son souhait ne devienne réalité : entreposé jusqu'en décembre dernier à Cinemazero, un centre culturel de Pordenone, au nord-est de l'Italie, Too Much Johnson est depuis en cours de restauration. C'est le musée new yorkais Eastman House qui est chargé de ce travail minutieux. Le but est de faire connaitre cette copie inédite au grand public dès le 9 octobre prochain, dans le cadre de la Journée du cinéma muet à Pordenone (tous les détails sont sur le site du musée new yorkais). La semaine suivante, le film sera projeté à New York. Paolo Cherchi Usai, en charge de la restauration, est visiblement bouleversé par cette découverte, comme il l'a détaillé dans un communiqué : « C'est, et de loin, le travail de restauration le plus important que la George Eastman House ait entrepris depuis très longtemps. Tenir dans sa main la bande, personnellement créée par Orson Welles il y a 75 ans, provoque une émotion impossible à décrire. » Découvrir le résultat sur grand écran dans quelques mois risque d'émouvoir tout autant des millions de cinéphiles...Elodie Bardinet (@Eb_prem)