The Eddy : Leila Bekhti et Tahar Rahim
Netflix

Damien Chazelle, Houda Benyamina, Alan Poul et Laïla Marrakchi signent, entre polar et "musical", une série qui raconte le Paris d'aujourd'hui et la vie d'un groupe de jazz.

La série de Damien Chazelle.

C’est en tout cas comme cela qu’on annonce The Eddy. D’ailleurs dès son plan d'ouverture, la série présente tous les stigmates de son cinéma. Des pères déboussolés ; des gens (amants et amantes, amis à la dérives) qui se regardent, font les comptes et se séparent ; de l’ambition ; du jazz. Il y a même un plan-séquence qui ouvre le show, comme dans La La Land. En moins coloré, moins joyeux, moins La la. Mais tout est dit dès cet incipit : on commence dans les coulisses d'une boîte de jazz pour rentrer dans un club. Là on découvre le groupe qui enchaîne à merveille une mélodie furieuse avant que les deux proprios expliquent que « ce soir, c’est pas terrible », comme pour réveiller le spectateur, réclamer l'attention. Le spectacle peut commencer.

Il y a aussi ce 16mm qui capte toutes les nuances de la nuit parisienne et donne un style documentaire à l'ensemble. Il ne s'agit pas de nostalgie. Contrairement à Whiplash ou à La La Land, le jazz qu'on entend ici n'est pas une musique confinée dans les fifties. Le postbop rigoureux (monkien) a laissé place à une musique hybride, moderne et métissée. 

On est bien chez Damien Chazelle, pas de doutes. Pourtant de subtiles nuances annoncent que quelque chose a changé.

Peut-être parce que Chazelle n’est pas vraiment le créateur du show. Le cinéaste n’a signé que les deux premiers épisodes. Il a ensuite laissé sa place à Houda Benyamina (qui signe les épisodes trois et quatre) puis à Laïla Marrakchi (réalisatrice du BDL) et enfin à Alan Poul (producteur de Six Feet Under et de The Newsroom). Sur le papier, The Eddy ressemble donc à un film à sketch ou plutôt à une gigantesque jam session où chaque réalisateur se serait emparer du thème pour jouer son impro. Mais celui qui a signé le standard, ou qui a eu l'idée de départ, c'est Glen Ballard, producteur de tubes FM d’Alanis Morissette (Jagged Little Pill) ou de Paula Abdul.

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Mais dans une autre vie, Ballard fut l’élève de Quincy Jones. Et il s’en est vraisemblablement souvenu pour The Eddy. C’est sans doute "Q" qui lui a appris que dans cette musique, les implorations chantées ou jouées sont recouvertes par le feu de discours politiques. Que l’agilité technique peut se transformer en frénésie rageuse. C'est sans doute le producteur de l'album "Back on the block" qui lui a fait comprendre que les échos de hip-hop, le métissage et l'hybridation, l'espoir et la colère finissent par créer la nappe sonore de notre époque. Que, comme le résumait la grande Nina Simone, "la musique doit être le reflet de son temps".

En tout cas, dans ses meilleurs moments, The Eddy réussit à tenir cette note.
Il y a sept ans, Ballard a imaginé une trentaine de chansons qui parlent du jazz et de Paris. Il monte un groupe, The Eddy, et confie cela (le groupe, les chansons, les thèmes) à Jack Thorne. Thorne assemble le tout, et utilise les standards pour créer des histoires et donne vie à The Eddy (le club, le groupe, la série).

De quoi s’agit-il ? Elliott (André Holland) est un pianiste qui a quitté New-York pour s’installer à Paris et fonder une boite de jazz avec son pote Farid (Tahar Rahim). Au début, l’intrigue se concentre sur Farid mêlé à une sombre histoire de fausse monnaie et qui incarne l’alliance pourrie du music business et du crime organisé… Cet aspect là de la série, dans lequel les personnages s’engluent, n’est pas le plus intéressant ni le plus réussi. Les flics sont un peu caricaturaux, les voyous stéréotypés... Mais ce qui fonctionne vraiment, ce que Thorne, Chazelle, Benyamina et les autres ont réussi, c’est filmer la musique, filmer le groupe, ses individus et son ensemble. Diriger des acteurs ou des musiciens de toutes les nationalités pour créer un chaudron en fusion d'où va naitre le jazz. Il y a Damian Nueva, bassiste géant en souffrance, Randy Kerber le keyboard mélancolique, Joanna Kulig la chanteuse fracassée, Katarina la batteuse subtile et mystérieuse (jouée par Lada Obradovic)…

Ils ont chacun le droit à un épisode dans lequel ils parlent, rêvent, souffrent… Dans ses plus beaux moments, The Eddy fait le portrait d’un club, éden et enfer, qui rassemble des gens interconnectés et prisonniers d’un même système, d’une même passion. Le patchwork d’ellipses narratives et d’épisodes immergent le spectateur dans leur vie quotidienne : urbaine, lyrique, injuste, entière. Comme les meilleures chansons de Nina Simone, The Eddy parvient donc à montrer la vie comme elle est. Et rappeler que le jazz, la tradition et la communauté sont les seules réponses qui peuvent panser les tragédies, les injustices, ou le mépris. Le seul remède.

Dans ces moments-là, dans ces instants de grâce, The Eddy rappelle Treme, l’autre grande série réaliste qui baignait dans la musique.