Les coulisses de ce péplum, diffusé ce dimanche sur Arte, sont rentrées dans la légende d’Hollywood.
Un film au budget démesuré, des polémiques qui font la Une des médias, un réalisateur qui se barre en plein tournage, des réécritures de scénario qui n’en finissent plus, des reshoots massifs, un dirigeant de studio qui veut changer le montage… Non ce n’est pas le récit des coulisses houleuses d’un blockbuster moderne, mais celui d’un super production des années 1960.
Après l'âge d'or, l’industrie du cinéma américain entame alors un déclin qui aboutira à l’essort du Nouvel Hollywood. Mais pour l’heure, les studios sont encore bloqués dans leurs vieilles recettes. Des films toujours plus chers, avec des stars surpayées et capricieuses. On mise tout sur les grandes fresques épiques ou historiques, vues et revues, et le public commence à se lasser.
Cléopâtre est le symbole de ce Hollywood des démiurges. Un peplum à la production chaotique, produit par la 20th Century Fox, en difficulté financière et en panne d'inspiration à la fin des années 1950. Le studio tente de surfer sur le succès des Dix commandements et engage la plus grande star de l'époque (et la plus grassement payée) pour incarner la reine d'Egypte : Elizabeth Taylor. Le projet finira par coûter 44 millions de dollars (marketing inclus). Soit plus de 450 millions de dollars d’aujourd’hui. Avec des polémiques folles dont les réseaux sociaux se seraient régalés.
Le tournage de Cléopâtre commmence à Pinewood en septembre 1960, sous la direction de Rouben Mamoulian, au mépris des conditions climatiques anglaises. Et les ennuis commencent aussitôt. Elizabeth Taylor, connue pour sa santé fragile, tourne une scène nue par un froid glacial et tombe malade. Son état s’aggrave et on lui diagnostique une méningite. Résultat, deux millions de dollars de frais médicaux pour la compagnie d’assurance.

Le film est mis en pause, et les changements de script s’enchainent tandis que les décors sont balayés par la pluie et les feuilles mortes. Après 16 semaines de tournage, seulement 10 minutes de film utilisables ont été produites pour un coût de 7 millions de dollars. Accablé par la direction du studio, le réalisateur Mamoulian claque la porte.
Joseph L. Mankiewicz, un des deux noms autorisé par Taylor, le remplace au pied levé. Cet immense réalisateur et scénariste récompensé par 4 Oscars (c’est le frère du Mank de David Fincher) rejette le scénario original (“C'est illisible et infilmable, prétentieux de surcroit") et veut écrire un nouveau script ce qui repousse encore le tournage de deux mois.
Pinewood est abandonné et le démantelement des décors ajoute encore 600 000 dollars de l’époque à la note (soit plus de 6 millions). Cléopâtre sera finalement filmé à Cinecitta, à Rome. Plusieurs acteurs, engagés sur d’autres films, doivent être recastés. Mankiewicz propose Marlon Brando pour Marc Antoine, mais Taylor lui préfère RIchard Burton. Il joue dans un musical à Broadway et il faut lui racheter son contrat, en plus de son cachet conséquent.
La production reprend après 8 mois de pause. Mais Mankiewicz s’est laissé emporter par l’ampleur de l’histoire. Il imagine un temps en tirer deux films épiques de 3h. Pendant les premiers mois de tournage, il filme la journée et continue de travailler sur le script la nuit. Il se fait injecter des cocktails de médicaments et porte des gants pour masquer l’eczéma qui se propage sur ses deux mains. Epuisé, il embauche finalement un autre scénariste pour l’aider à boucler le scénario.

En janvier 1962, Elizabeth Taylor et Richard Burton tournent leurs premières scènes ensemble. L’alchimie entre les deux stars se fait aussitôt sentir sur le plateau. Normal, ils sont tombés amoureux. Un mois plus tard, des rumeurs sur leur idille sortent dans la presse.
Mankiewicz se confie au producteur Walter Wanger :
"Je suis assis seul sur un volcan depuis trop longtemps, je veux vous faire part de certains faits dont vous devez connaitre l’existence. Liz et Burton ne font pas que jouer Antony et Cleopatre."
Les deux acteurs sont mariés et l’affaire fait les choux gras de la presse mondiale. En Italie, ça ne passe pas. Le journal du Vatican publie une lettre ouverte dénonçant le "vagadondage érotique" de Taylor et Burton. Pendant ce temps, le bilan médical s’alourdit : le directeur de la photographie fait un burnout et le responsable de la production tombe malade. Il décède quelques mois plus tard.
Le coût du film s’envole et Spyros Skouras, le boss de la 20th Century Fox, doit prendre des "mesures drastiques" pour rassuer les actionnaires. En conséquence, un film de Marilyn Monroe, Something's Got to Give de Georges Cukor, est annulé.

Début juin, des exécutifs de la Fox débarquent sur le plateau pour annuler le tournage d’une énorme scène de bataille et dégager le producteur. Ils demandent aussi qu’on arrête de payer le salaire de Taylor et que la production soit terminée à la fin du mois.
Mankiewicz refuse et écrit à un dirigeant pour outrepasser la décision. Ca fuite dans la presse, Taylor et Burton menacent de tout arrêter et Wagner est maintenu comme producteur du film. C’est finalement Skouras qui abandonne son poste de président du studio, et le tournage s’achève tant bien que mal en Egypte. Mais le drame est loin d’être fini.
La présentation du premier montage au président Richard Zanuck est catastrophique. Il refuse de sortir deux films, comme le souhaite Mankiewicz, trouve que Cléopâtre domine trop Marc Antoine et demande à voir les rushes. Les deux hommes sont en désaccord, et Zanuck embauche un autre réalisateur pour gérer un nouveau montage incluant des scènes coupées par Mankiewicz.
Après divers échanges, Zanuck publie un communiqué provocateur annonçant que Mankiewicz a "droit à un repos bien mérité" après avoir "investi deux années de sa vie et 35 millions de dollars des actionnaires de la 20th Century-Fox". Là aussi, Burton et Taylor rejettent la décision du studio.

Mankiewicz tient à son tour une conférence de presse pour apaiser la situation. Il se réconcilie avec Zanuck et les deux hommes s’accordent sur le fait qu’il faut tourner de nouvelles scènes avec les deux stars. En février 1963, la bataille de Pharsalus est même reshootée en Espagne, avec 1500 figurants et plusieurs membres du casting. D’autres scènes sont également filmées à Londres, et le tournage se termine finalement en mars 1963. Cette fois pour de bon.
Tout est bien qui finit bien ? Pas tout à fait. Cléopâtre sort en juin 1963 avec une durée de 184 minutes, qui sera vite raccourcie par le studio. Il devient toutefois le plus gros succès de l’année aux Etats-Unis et enregistre plus de 5 millions d’entrées en France. Mais pas de quoi rembourser son budget pharaonique. Il rentre finalement dans ses frais en 1966 en vendant ses droits télé à ABC contre 5 millions de dollars, un record à l’époque.
Cléopâtre n'a donc pas ruiné la Fox. Mais la gestion désastreuse d'un projet de cet ampleur par un grand studio marquera la fin de l'âge d'or tout en scellant la prise de pouvoir des stars. Il failli aussi briser la réputation et la carrière de Joseph L. Mankiewicz, qui renia le film et réalisera encore quelques petites production avant de tirer sa révérence...
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