Agnès Varda
Ciné-Tamaris/Abaca

Agnès Varda n’a jamais eu peur des frontières. Toute sa vie, toute sa carrière, elle n’a eu de cesse de repousser les limites, de croiser les arts. Hommage à une grande cinéaste, à une artiste hors-du commun.

Agnès Varda aimait les chats. Comme elle, ils sont réputés avoir plusieurs vies. La cinéaste n’a cessé de changer de métier, de jongler avec les arts et les formats, pour finalement les mélanger dans une œuvre singulière qui rend sa trajectoire à la fois unique et exemplaire. Souvent cataloguée : « femme cinéaste », « Nouvelle Vague », « femme de Jacques de Demy », elle a pris le parti d’assumer les étiquettes pour mieux tracer sa route.

La photographe de légende

Sa première chance dans le milieu, c’est un homme de théâtre qui la lui a donnée : Jean Vilar. Amie de la famille, elle est embarquée dans l’aventure du festival d’Avignon débutant, alors intitulé « Semaine d’art en Avignon ». Dès 1948, elle seconde Mario Atzinger, le photographe officiel. Elle a 20 ans, et quelques leçons aux Beaux-Arts et à l’Ecole du Louvre comme expérience. Elle va se fondre dans l’atmosphère joyeusement foutraque du TNP (Théâtre National Populaire) où Jean Vilar tente d’abolir les classes sociales pour faire du théâtre pour tous. Agnès Varda va lui donner une image : celle de Gérard Philippe, chemisier blanc, chevelure au vent sur la scène du Palais des Papes dans Le prince de Hombourg. Déjà, elle agit comme la cinéaste qu’elle deviendra en mettant en scène ses sujets. Car ce n’est pas à la volée qu’elle immortalise ces moments de théâtre, mais en faisant poser les acteurs (Maria Casarès, Michel Bouquet, Philippe Noiret…). D’emblée, ces poses confèrent un caractère de légende aux figures du festival d’Avignon.

Agnès Varda: le meilleur de sa filmo

La cinéaste esthète

C’est au milieu des acteurs du TNP qu’Agnès Varda choisit naturellement les acteurs - Philippe Noiret et Sylvia Montfort - de son premier film, La pointe courte qu’elle tourne dans la ville où sa famille a trouvé refuge pendant la guerre : Sète. Dialogue amoureux et itinérant, le film frappe à la fois par sa modernité et son esthétisme à part. Elle est aussitôt remarquée. Dire qu’elle ne fait pas partie de la Nouvelle Vague est une erreur. Elle ne fait, certes, pas partie de la bande des Cahiers du Cinéma, mais La pointe courte, comme ses autres films des années 1960, Cléo de 5 à 7, Le bonheur, font la richesse de ce jeune cinéma français qui vient casser les codes en tournant en décors réels des histoires du quotidien. Elle impose aussi des héroïnes féminines qu’on n’avait encore jamais vues à l’écran : des femmes qui ne se définissent pas uniquement en fonction de leur relation à un homme.

En prise avec le réel

La vie lui donne l’occasion d’explorer encore une nouvelle facette du métier de cinéaste : elle devient documentariste. Suivant -avec plaisir et curiosité- Jacques Demy aux Etats-Unis où Hollywood lui propose des projets de films, elle se livre à son occupation favorite : observer ses contemporains. C’est ainsi qu’elle tourne Black Panthers ou Murs Murs, des films témoignages où l’œil de Varda vient offrir au spectateur une vision inédite des Etats-Unis. C’est le même état d’esprit qui la poussera dans les années 2000 à proposer un nouveau regard sur les Français. Avec Les glaneurs et la glaneuse, elle nous touche en pointant sa caméra sur les hommes et les femmes obligés de se nourrir des restes du marché. Avec Visages, Villages, réalisé en compagnie de JR, c’est un Tour d’une France solidaire et joyeuse qu’elle propose au public des années cyber en quête de repères. Son passage de la réalisatrice de fictions, à la réalisatrice de documentaires en a déboussolé plus d’un. Dans les années 1970, la critique ne suivait plus très bien cette femme qui passait d’un format à un autre, d’un genre à un autre. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des cinéastes de fiction se pencher sur le réel pour en saisir la complexité.

Visages, Villages son documentaire avec JR

La mère de la cinécriture

Les années 1980 vont lui permettre de formaliser le nouveau concept qui régit désormais ses films qu’ils soient docu ou fictions : la cinécriture. Héritière de la caméra-stylo, cette méthode jette à l’eau les concepts de scénario et de dialogues. La caméra dicte le récit. Sans toit ni loi est le fleuron de cet art qui capture l’instantané. Agnès Varda a réussi le tour de force de mêler l’esthétisme qu’elle a souvent recherché, les décors naturels de la Nouvelle vague et le sujet ancré dans le réel. Ce film est pour beaucoup son chef d’œuvre ou du moins l’illustration parfaite de son style. Ce sera aussi son plus grand succès : un Lion d’or, un César de la meilleure actrice pour Sandrine Bonnaire, un million d’entrées.

Sans toit ni loi: retour sur le plus grand succès d'Agnès Varda

La femme de télé

Alors qu’aujourd’hui, les cinéastes font le pont entre ciné et télé, cela n’a pas toujours été le cas. Et longtemps petit et grand écran étaient considérés comme deux continents étrange. Agnès Varda a très vite compris l’opportunité de se décliner en télé : cela lui permettait ainsi de toucher plus de public et de mettre en place des concepts sériels qui n’auraient pas trouvé leur place au cinéma. Dès le début des années 1980, elle répond oui à l’appel de France 3 qui lui propose alors une série où elle va analyser une image pour une série de 170 émissions de 2 minutes (Une minute pour une image). Plus tard, c’est Arte qui lui commande des chroniques autour du monde (Agnès de ci de là Varda). Et récemment, ses causeries (Varda par Agnès) où elle résume sa vie ont été diffusées par Arte.

La plasticienne

C’est à soixante-dix ans passés qu’Agnès Varda entame une nouvelle carrière en tant qu’artiste plasticienne. Elle préférait se qualifier de « visual artist », à l’américaine. En 2003, elle crée Patatutopia à l’invitation de la Biennale de Venise, déclinaison amusante et intrigante des Glaneurs et de la glaneuse. Quelques années plus tard, la Fondation Cartier lui permet de faire une grande exposition où on découvre notamment « le tombeau de Zgougou » ou « la cabane du Bonheur ». Les plus grands musées du monde vont lui commander des œuvres. Souvent décalées, parfois très intimes, ses compositions ont aussi marqué l’art contemporain. Le 30 mars, s’ouvre d’ailleurs sa dernière exposition Trois pièces sur cour: La serre du bonheur, à deux mains et l’arbre de Nini, à Chaumont-sur-Loire, un dialogue entre l’art et la nature.

La gardienne du temple

Depuis le décès de Jacques Demy, Agnès Varda n’a eu de cesse que de faire vivre le cinéma de son compagnon. Rarement artiste a, à ce point, porté l’œuvre d’un autre artiste, fût-il son époux ou son héritier. Avec Jacquot de Nantes, Les Demoiselles ont eu 25 ans, ou L’univers de Jacques Demy, elle a contribué à documenter le travail du cinéaste. Ses efforts de productrice et distributrice (via sa société Ciné-Tamaris) ont permis au grand public de se procurer les DVD de ses films aux bonus tours bien fourni. Elle n’a jamais décliné une invitation pour représenter Jacques Demy quand il était mis à l’honneur à travers une exposition (à la Cinémathèque française notamment) ou une transposition d’un de ses films sur scène (comme dernièrement avec Peau d’âne sur la scène du théâtre Marigny).

Jacquot de Nantes: son évocation de l'enfance de Jacques Demy

La citoyenne engagée

Elle se voyait comme un cinéaste comme les autres, on lui a sans cesse rappelé son « statut » de femme. La consultation des archives journalistiques de l’Ina la concernant est édifiante. Il faut entendre la surprise de ses interlocuteurs quand elle ose dire qu’elle va « redonner aux hommes la place qu’ils ont dans la vie des femmes, c’est-à-dire pas la première place ». Du coup, la réalisatrice s’est faite militante et son œuvre est irriguée de ces petites et grandes humiliations que subissent les femmes dans la société. Qu’elle revendique un féminisme joyeux dans L’une chante, l’autre pas ou qu’elle mette en avant le harcèlement subi par une SDF dans Sans toit, ni loi. Mais la question de la condition féminine n’est pas la seule qui a agité Agnès Varda. La misère sociale est aussi au cœur de son travail, et elle a, jusqu’à Visages, Villages, revendiqué un amour des gens de peu. Ce sont encore eux qu’elle met en avant quand le Panthéon lui commande une œuvre honorant les Justes de France, qui pendant la seconde Guerre mondiale ont sauvé des juifs.

L’autofiction

Très à la mode ces derniers temps, le récit à la première personne a été aussi une des marques de fabrique d’Agnès  Varda. Au début, dans Documenteur, elle met en scène sa vie à Los Angeles avec son fils Mathieu Demy en faisant interpréter son personnage par sa monteuse, Sabine Mamou. L’arrivée de Jane Birkin dans son univers fera sauter ses dernières pudeurs à se montrer et elle apparait dans Jane B. par Agnès V.. Mais c’est véritablement avec Les Glaneurs et la glaneuse qu’elle complète son personnage cinématographique. Tel Charlot et son chapeau melon, la réalisatrice adopte la coupe au bol multicolore et balade sa silhouette malicieuse en racontant sa vie (ou une partie. Ainsi, elle met en place une autofiction créative avec Les plages d’Agnès, Visages Villages ou dernièrement Varda par Agnès. Son sujet de documentaire ultime aura été elle-même. Elle nous lègue sa vision pour l’éternité.