Robert Pattinson dans The Devil All the Time
Netflix

Antonio Campos fait le portrait d’une communauté white trash, coincée entre la violence et la bigoterie. Ames sensibles s'abstenir.

C’était impossible. Adapter le roman monstrueux de Donald Ray Pollock était forcément voué à l’échec. Trop dense, trop fou, trop tumultueux : le flot mystérieux de violence et de barbarie plouc s’étalant sur des décennies semblait intraduisible à l’écran. Et pourtant… Antonio Campos s’y est collé et la réussite est impressionnante. Le livre oscillait entre l’effroi et le rire jaune, la compassion et l’horreur, et sur ce plan, le film est d’une fidélité parfaite.

Mais de quoi parle-t-on exactement ? D’un roman « Southern Gothic », cette tradition littéraire qui, dans le sillage des classiques de Faulkner, a fait du bayou, des rednecks et de la crasse les symboles d’une Amérique démythifiée. C’est la Old Weird America théorisée par Greil Marcus, l’Amérique des white trash, avec ses moonshiners aux dents cassées, ses personnages gargantuesques et effrayants. A l’écran, le genre a donné tout et n’importe quoi, du barnum Stonien (Tueurs Nés auquel le livre avait été injustement comparé) à la symphonie pastorale. Le Diable, tout le temps évoque plutôt un incestueux mélange entre Les Tueurs de la lune de miel et Freaks. Sévissent donc ici un prêcheur illuminé bouffeur d’araignées (et son partenaire en chaise roulante), un pasteur dépucelant des jeunes filles innocentes, un shérif corrompu tentant d’effacer les traces des crimes sexuels perpétrés par sa soeur et son beau-frère et d’autres cinglés du même acabit. Et dans ce monde qui tient à la fois du quotidien le plus sordide et de la légende agreste, un jeune gamin va tenter de survivre et d’échapper à son destin tout tracé…

En passant d’un personnage à l’autre, en suivant à des années de distance (entre 45 et 65) ces gens évoluer (bien malgré eux) autour du village de Knockemstiff, Antonio Campos décrit une humanité aux prises avec la guerre et la culpabilité, la violence et les superstitions, les pratiques sataniques et la bigoterie. Une humanité incapable de sortir des cercles de l'enfer, coincées dans les arcanes de ce village et de cette région qui semble maudite. Mais pour Campos il ne s’agit pas seulement de balancer sur grand écran une collection d’horreurs ou de maladies mentales. C’est plus qu’une série de portraits de désaxés. Le Diable tout le temps s’ouvre sur une scène dans laquelle un père, à peine revenue de la guerre, donne à son fils une leçon de violence utilisée à bon escient. Tout est là, clairement exprimé : coincé entre le fanatisme religieux, la virilité malade et la sauvagerie animale, les personnages du film doivent trouver une voie de sortie (de salut ?). C’est, au fond, une histoire de transmission : en deux heures, Campos s’interroge sur ce qu’on lègue à nos enfants, le poids de nos actions sur les générations futures et la possibilité un autre chemin que celle tracée par les pères. C'est une tragédie grecque qui pue la sueur et le bourbon frelatée...  

Tom Holland dans The Devil All the Time
GLEN WILSON/NETFLIX

A partir de là, toutes les surenchères étaient possibles – graphiques, cyniques, morales – et les premiers films de Campos (Afterschool notamment) qui faisaient de lui un épigone d’Haneke laissaient craindre le pire. Il choisit ici, au contraire, de ne jamais surplomber ses personnages et refuse la leçon de choses clinique. Il nourrit d’une inquiétante humanité des personnages abonnés aux pulsions meurtrières et, comble ultime, adoucirait même un peu la violence du roman.

Il est surtout aidé par la voix off lyrique (lue par l’auteur du roman), et par des acteurs exceptionnels. On ne va pas répéter une fois de plus que Robert Pattinson est aujourd'hui l'un des acteurs les plus intéressants de sa génération - même dans les films médiocres. On préférera insister sur la perf de Tom Holland impressionnant dans le rôle du "saint" forcé de sortir les armes ou sur celle de Riley Keough, madonne assoiffée de sang. Ils réussissent tous à transmettre physiquement la grande idée du film : dans le Sud, le meurtre est, comme chez les grecs anciens, non pas un passe-temps ou une folie passagère. Il permet d’apporter une bouffée d’oxygène à des personnalités au bord du vertige existentiel.

Oeuvre sous tension, sabbat funèbre, il y a là le portrait d’un pays malade, rongé par la culpabilité et la religion, pas si éloigné de ça de l’Amérique Trumpienne…