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Warner Bros

Claude Forest, économiste du cinéma, nous donne son point de vue.

Warner Bros. a surpris tout le monde en annonçant hier que ses films de 2021 sortiront en même temps au cinéma et sur sa plateforme de streaming HBO Max. Début de la fin pour les salles ? Implosion du système hollywoodien ? Rien de tout cela, nous dit Claude Forest, professeur d'université à la Sorbonne et économiste du cinéma, que nous avions déjà interrogé dans le numéro de Première de septembre dernier au sujet des bouleversements provoqués par la crise du coronavirus.

Quel est votre point de vue sur la stratégie inédite de Warner Bros. ? Avaient-ils vraiment le choix, vu la situation sanitaire aux États-Unis ?
La question ne se pose pas ainsi. On a toujours le choix. Là, il est question d’arbitrages et de stratégies. La pandémie a surpris tout le monde, à tous les niveaux, mais l'autre facteur imprévu est la gestion du Covid-19 aux États-Unis, pays qui comptera bientôt 300 000 morts. En conséquence, les fermetures de salles sont importantes et dispersées sur tout le territoire. Warner doit réagir et s'adapter. C’est un studio qui a de très gros investissements en cours, avec une nécessité de les amortir et de retrouver de la trésorerie pour pouvoir continuer à produire d'autres films. Il me semble que c’est un arbitrage plutôt intelligent. Warner a regardé ce qu’a fait Disney avec Mulan [proposé aux États-Unis sur Disney+, mais avec un surcoût] et a certainement estimé que leurs concurrents sont allés trop vite. Leur coeur de métier est d'abord d'amortir sur la salle, avec des films à budget en général très important.

Et le box-office en demi-teinte de Tenet a montré qu’il est compliqué aujourd’hui de rentabiliser un blockbuster en salles aux États-Unis.
Tenet n'a pas généré autant d’argent que le potentiel du film le laissait entendre, même s’il a rapporté plus que ce qu'il a coûté. Warner a réfléchi et choisi cet entre-deux de sorties en salles et en streaming, sur le marché nord-américain uniquement, et de manière limitée, pendant un mois. Ils estiment donc que même avec le changement de président aux États-Unis, la lutte contre la pandémie va prendre du temps, et qu’une incertitude pèse sur l'avenir.

Mais les spectateurs reviendront-ils dans les salles après la pandémie s’ils se sont habitués à voir les plus gros films dans leur salon ?
Ils reviendront dans les salles, je n'ai aucune inquiétude là-dessus. Parce que la sortie salle, c'est autre chose que la consommation domestique. Par ailleurs, les titres que Warner Bros. mettra à disposition sur HBO Max ont été tournés pour la salle, avec de la 4K et du Dolby Atmos, la technologie la plus performante. C’est du spectacle, que la plupart des gens ont envie de voir dans les meilleures conditions. Maintenant, les grandes firmes cherchent des stratégies adaptatives en attendant la fin de la pandémie. Sortir en streaming sur un marché limité, pour une durée limitée, permet de récupérer du cash - car c'est de ça dont il s'agit - et de booster en même temps leur plateforme. HBO Max pourrait en profiter sur la durée, tout en ne condamnant pas la salle de cinéma, qui est au coeur du début d'amortissement d’un blockbuster pour une major comme la Warner. 

Est-ce que Warner Bros. ne se tire pas une balle dans le pied en se coupant un peu de la salle de cinéma ?
Il ne faut pas confondre la période à court terme, grosso modo 2021, durant laquelle personne ne sait ce qui va se passer, et le moyen et long terme. Aujourd’hui, Warner a une nécessité impérieuse de faire tourner l’entreprise et rentrer de l’argent. Sauf nouvelle vague de pandémie ou catastrophe mondiale, si nous sommes sur un retour progressif aux sorties normales en 2022, alors le studio retournera progressivement dans les salles. Pour moi, la salle ne peut pas être supplantée par la consultation domestique. Ce sont deux supports différents. 

Vous ne pouvez pas nier l’essor des plateformes de streaming ces dernières années.
Il y aura toujours une fraction des spectateurs qui va consommer en streaming. Netflix et Amazon ont connu un boom sur cette période très spéciale, mais c'est sur un temps déterminé. Et ce n'est pas pour ça que le streaming supplante la salle. Le fait de sortir collectivement, d'aller voir du spectacle, de l'exceptionnel, ne se substitue pas par une consommation domestique. Ce sont les deux, en complémentarité.

Il y a aussi la question du piratage massif qui s’annonce. Si les films Warner sont disponibles en 4K dès leur sortie américaine, ils risquent d’être téléchargés dans le monde entier. Est-ce que cela ne va pas se répercuter sur les entrées en salles, en France et ailleurs ?
Non, ce n’est pas le même public. Je pense qu’un spectateur prêt à payer pour un billet de cinéma ne se laissera tenter que très marginalement par le piratage. Ce n’est pas la même demande.

Les cinémas sont très mal en point aux États-Unis, il pourrait y avoir des faillites à grande échelle. Comment l’analysez-vous, et croyez-vous que les lois américaines pourraient changer afin de permettre aux studios d’à nouveau posséder des salles de cinéma ?
Joe Biden n'a pas encore lancé de politique en matière culturelle, donc je ne peux jouer les devins ! Mais je pense que les majors ont suffisamment de poids pour qu’elles puissent effectivement peser. Ensuite, n'oublions pas que le parc de salles aux États-Unis est colossal, autour de 36 000-38 000. Et le premier opérateur n'est pas américain mais chinois, c'est le groupe Wanda qui a racheté AMC, et qui possède le plus grand nombre de salles. Sur le marché chinois, les cinémas fonctionnent bien. La rentabilité est là et donc je n'imagine pas du tout les Chinois se désengager rapidement du marché américain. Encore une fois : ne confondons pas les difficultés à court terme, qui sont réelles, avec le moyen et long terme. Mais oui, vous avez raison, il va y avoir des fermetures, des rachats, des regroupements... Et peut-être que si des circuits de salles sont à vendre, ils le seront à bas prix. Ce qui intéresserait des investisseurs qui parient sur du long terme.

Nous serions donc très loin de la fin des salles de cinéma.
Je n'y crois pas du tout. S'il y a un retour à la normale après 2021, on retrouvera les niveaux de fréquentation qu'on a connus jusqu'à présent.

Le cas de la France est un peu différent avec la chronologie des médias. Mais même là, on sent que les choses sont en train de bouger.
En France, la salle est assez fortement protégée par la législation. Le lobby des exploitants est très fort, de manière atypique par rapport au reste du monde. Et nos groupes les plus puissants font à la fois de la salle, de la distribution et de la production. Leur objectif est d'optimiser la rentabilité sur les différents supports. Donc il n'y a aucun intérêt pour eux à tuer la salle. En revanche, qu'il puisse y avoir en ce moment des discussions avec des producteurs qui veulent rentabiliser d'avantage, parce que la salle n'est pas forcément le lieu le plus intéressant pour eux sur la majorité de leur production, c'est une évidence. Dans les mois qui viennent, il y a aura des négociations, des raccourcissements, des aménagements… Mais aujourd’hui, il est beaucoup trop tôt. Tout le monde attend de voir comment va se passer la reprise dans les salles. Et politiquement, aucun gouvernement - et surtout pas celui-là - n'a intérêt à modifier aujourd'hui la chronologie des médias en défaveur des salles. Ce serait vraiment une déclaration de guerre. Il faut bien voir que nous ne sommes pas sur le marché nord-américain et que les entreprises ne sont pas les mêmes.

Que vous inspire la guerre des plateformes de streaming, dans laquelle Warner semble désormais prêt à investir très massivement ?
Le marché du streaming est encore en développement, il n'est pas arrivé à maturité et la concurrence devrait continuer à augmenter. Cependant, beaucoup resteront sur le carreau à terme. La crise du Covid a accéléré les choses, mais que va-t-il se passer à la fin, si la vie redevient à peu près normale ? Ce n'est plus du tout la même configuration que quand on ne parvient pas à maîtriser l’épidémie. Il est beaucoup trop tôt pour raisonner, mais il y aura des morts, des alliances capitalistiques, des  fusions... Je ne peux pas prédire l’avenir, mais ça va forcément bouger dans les années à venir