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La fiction est au coeur de ce film qui traite de la nécessité de raconter des histoires.Oui, et de la manière dont les hommes se rassemblent autour de récits pour construire des communautés. Ces récits sont nécessaires pour nous permettre de cohabiter avec ce qui nous dépasse : l’inexplicable. Ce sont des croyances.Que vous a apporté le documentaire ?C'est quelque chose qui est très présent dans mon travail sous des formes différentes. Par exemple, j'ai fait un documentaire en 2011 autour d’un couple de collectionneurs de tableaux à Moscou. Apparemment c'est un film sur l'art, mais en fait ce sont des mythomanes, le mot est réducteur, mais ils vivent dans une fiction avec ce que ça a de magique. Ni la terre ni le ciel pose la question de la croyance d'une autre manière. C'est un film sur des gens qui mentent à la camera : on documente un mensonge. Habituellement le documentaire repose sur le mythe du cinéma vérité qui s'approche le plus possible du réel. Moi, je cherche à m'approcher des croyances. Mais avant d'aborder la question de l'invisible, qu'on peut décider ou non de nommer Dieu, il y a ce qui préoccupe les soldats, c'est-à-dire peuvent-ils croire ce qu'ils ont vu ou non ? Ce qu’ils ont vu est-il bien ce qui s’est passé ? Quand on vérifie les identités, on se rend compte que les images peuvent être détournées (par l’ennemi), que tout est sujet à douter. C'est la croyance au sens large qui m'intéresse, avec les enjeux spirituels que ça suppose.Vous semblez plus intéressé par le mensonge que par la vérité.La vérité je ne sais pas ce que c'est. Ca concerne peut-être un commissaire de police, un juge d'instruction, ou un journaliste. Moi, en tant qu'artiste, ça n'entre pas dans mon champ de préoccupation. Par contre, la réalité, je sais ce que c'est : ça s'enregistre. Ce sont des corps, des visages, et on peut construire des récits avec cette réalité-là.Ainsi qu’avec le mensonge, qui devient vertueux…Sans trop dévoiler ce que fait l’officier (Jérémie Rénier) à la fin, je m’interdis de juger le personnage. Il construit une fiction qui est à la fois nécessaire, manipulatrice, belle et monstrueuse. Une fiction, c’est à la fois un mensonge et quelque chose qui donne du sens au monde. Sans ça, rien ne tient debout. Elle console et elle permet d’avancer.>> Jérémie Rénier : "J'ai adoré tenir des Famas"">>>> Jérémie Rénier : "J'ai adoré tenir des Famas"Comment avez-vous fait la part du mythe et de la réalité ?En écrivant, je n’ai pas arrêté de mélanger ce qui sort de mon imagination et une réalité extrêmement documentée. J’ai fait beaucoup de recherches sur la manière dont les soldats négocient avec les populations locales, je me suis entretenu avec des officiers, j’ai visionné des vidéos de compte-rendus de mission et rassemblé beaucoup de détails très précis qui racontent comment on fait la guerre aujourd’hui dans un endroit reculé avec des populations dont le mode de vie est radicalement différent. Là-dedans, j’ai injecté de la pure fiction. Et parfois du fantastique. Le mythe révélé au coeur du film est plus fort que la guerre : il rassemble ceux qui auparavant étaient des ennemis.On parle d’un phénomène qui agit dans un endroit particulier du monde. Il n’a pas de morale. Il ne récompense pas ou ne condamne pas. Dans un contexte religieux, on aurait eu la malédiction ou le miracle, qui sont des évènements surnaturels. Chez moi, il n’y a pas cette dimension, mais on décide de relier le phénomène à une présence invisible, qui touche tout le monde sans distinction : hommes, femmes, talibans, soldats, animaux. Ca agit sur le vivant, et le vivant entre alors dans une autre guerre…Que vous a apporté Thomas Bidegain ?C’est un scénariste très doué. On ne se connaissait pas, mais il a bien accroché dès les premières étapes du projet, et pendant deux ans on s’est vus régulièrement. J’ai construit la première version du script seul à partir de notre échange, et quand elle a été assez solide, il est intervenu en apportant son expérience du récit qui me manquait. On partageait un intérêt commun pour le film d’hommes, et quelques films comme La grande illusion de Jean Renoir. J’ai grandi dans une famille d’hommes dans la montagne, parmi mes 5 frères, et ça doit se retrouver dans le film. Ca et la question de la foi.Vous êtes croyant ?Ce qui m’intéresse, c’est qu’il n’y a pas d’existence humaine hors de la croyance. C’est une idée très ancienne : Saint-Augustin, le fils d’un marchand berbère du 4ème siècle, affirmait déjà qu’une communauté c’est une architecture de croyances. J’ai reçu une éducation laïque républicaine qui m’a appris que ce qui se passait dans la classe de l’école ou de l’université était une sorte de réalité, et que ce qui sortait de ce cadre relevait de la croyance. Mais je crois que le monde occidental est une construction de croyances au même titre que le village reculé d’Afghanistan. La démocratie, les droits de l’homme, la république française sont des croyances. Si suffisamment de gens cessent d’y croire, ça n’existe plus ! Ce n’est pas tant ce qu’on met dans une croyance qui compte. La laïcité voudrait laisser la croyance aux portes de la communauté, mais je pense que la vraie question, c’est : dans quelle croyance vit-on ? Et rend-elle le monde plus habitable ?Comment avez-vous concilié les exigences du tournage avec un budget qu’on devine limité ?Avec 2,4 millions, je peux m’estimer chanceux pour un premier film. Mais sur le papier, c’est loin d’être suffisant pour représenter une section de soldats en Afghanistan. J’envisage le cinéma comme un art martial : il faut se servir des forces de l’adversaire pour réussir. Du coup, quand on n’a pas d’argent, il faut créer un manque suffisamment important pour nourrir le film. Par exemple, le matériel d’éclairage tenait dans un sac à dos, et le fait de ne pas avoir d’équipe image nous obligeait à travailler à l’énergie, qui répondait à celle des comédiens. Si j’avais essayé d’éclairer la montagne et de poser des rails de travelling, je serais encore au Maroc et je n’aurais pas eu ce que je voulais, alors que là, la lumière naturelle nous sert. Les films qui m’intéressent sont faits comme ça : La maman et la putain, c’est un trépied, l’appartement de Jean Eustache, la table du Flore, la voiture, et c’est tout. Beaucoup de grands films tiennent sur ce genre de contrainte très forte.Interview Gérard DelormeNi le ciel ni la terre de Clément Cogitore avec Jérémie Rénier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud est déjà dans les salles.