Les Vestiges du jour
Columbia

Ce soir OCS Géants diffuse ce drame poignant de l’américain James Ivory qui peut se voir aujourd’hui comme la matrice de Downton Abbey.

S’il fallait éveiller la curiosité d’un jeune cinéphile sur ces Vestiges du jour  – et son profil peut attrayant de bel objet corseté au charme forcément désuet – on lui parlerait de Downton Abbey. Six saisons de ladite série démarrée en 2010 et un long métrage ont, en effet, démontré que les coulisses de l’aristocratie britannique n’ont rien perdu de leur pouvoir de fascination pour un vaste public qui aime être plongé dans l’envers d’un décor hors de portée. L’univers en question est fait d’imposants manoirs, de parquets bien cirés, d’enfilade de pièces vertigineuses, d’hommes et de femmes bien nés et bien mis, le tout connecté au sous-sol par un tintement de sonnettes propres à agiter un petit personnel tout entier dévoué au bien-être de ses maîtres. Bref, un théâtre qui peut représenter toutes les tragédies et comédies humaines et dans lequel les secrets d’alcôve, les luttes de pouvoir, les rapports de classes, viennent pimenter un édifice figé qui se craquèle pourtant de partout. Pas besoin d’invoquer les grands auteurs du passé et leurs épopées d’un autre âge. Ce monde-là a traversé toutes les époques, les guerres et les révolutions sans rien perdre de sa rigidité ancestrale. Les intrigues de Downton Abbey couvrent une bonne partie du vingtième siècle. Celles des Vestiges du jour se déroulent juste avant la Deuxième Guerre mondiale.

Avant Downton, il y a donc eu Darlington Hall, un domaine hanté par l’encombrante présence d’Anthony Hopkins, majordome à l’abnégation inquiétante, dépositaire à lui seul d’une haute société anglaise au bord de l’abîme. Un encombrement d’autant plus paradoxal que Stevens, son personnage, cherche à tout prix l’effacement propre à sa fonction de serviteur. La beauté de ces vestiges tient toute entière dans la figure faussement impassible de ce « butler » sur laquelle se reflètent les contradictions d’une aristocratie qui aime à renvoyer l’apparence d’une sérénité inébranlable sur la face de ses valets. Les Vestiges du jour de l’Américain James Ivory, qui bénéficie d’une rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque Française (*), est donc un drame en costume, sortit en France durant l’hiver 1994. Cette adaptation du roman éponyme de Kazuo Ishiguro flirta « chez nous » avec le million d’entrées et obtint « là-bas »  8 nominations à l’Oscar (il fut coiffé au poteau par La liste de Schindler, Philadelphia et La leçon de piano) Du cinéma de prestige auquel Hollywood ne croit plus vraiment aujourd’hui. L’ado des années 90 avait pourtant le sentiment en osant pénétrer dans une salle pour découvrir les aventures de Stevens en livrée de s’attaquer à plus grand que lui, de s’intéresser enfin à un truc d’adultes et pourquoi pas une opportunité de se faire enfin bien voir de ses professeurs d’anglais ou d’histoire auprès desquels il est allé immanquablement se vanter. Le film l’a surtout subjugué par sa droiture et sa délicatesse entremêlées, dont il était loin d’imaginer que l’une et l’autre le toucherait si facilement et profondément. En 1994, Les vestiges du jour fut il est vrai accompagné d’un enthousiasme critique unanime. Hopkins héros du mois de Février dans Première alors qu’Emma Thompson, sa partenaire du film, posait, mutine, sur un canapé de velours rouge dès le sommaire. Thompson a même tenu spécialement un journal de bord du tournage qui s’étale sur six pages dans le cœur du magazine. C’est dire l’importance de ce long-métrage qui succédait au hit Retour à Howards End d’après E.M. Forster réalisé deux ans plus tôt par le même James Ivory avec Anthony Hopkins et Emma Thompson face à face dans l’Angleterre édouardienne.

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Un passé peuplé de spectres

Vingt-six ans plus tard que reste-t-il de ce qui était déjà des vestiges avant même d’éclore ? Pas grand-chose tant le cinéma d’Ivory semble s’être ensuite englué dans son propre académisme chic : Jefferson à Paris (1995), Surviving Picasso (1996)…, rendant injustement le reste de son œuvre sinon suspecte, du moins scolaire et démodé. Un comble tant ce cinéma-là porté par un classicisme assumé, n’a jamais cherché à être raccord avec un quelconque courant. On a donc eu envie de rouvrir les portes et les volets d’Harlington Hall, histoire de voir si sous les draps blancs le mobilier a résisté à l’usure du temps. Un geste synchrone avec ceux de Stevens qui au début du film erre dans un domaine vide à la recherche d’un passé peuplé de spectres.

Le californien James Ivory, 91 ans aujourd’hui, cinéaste globe-trotter avec un tropisme à partir du début des sixties pour une Inde encore marquée par les derniers feux du colonialisme britannique (The Householder, Shakespeare Wallah, Bombay Talkie, The Guru…) a surtout posé son élégante empreinte dans les années 80 et 90 grâce à ses drames bourgeois autour de passions amoureuses dévastatrices  (Quartet, Chambre avec vue, Maurice, Retour à Howards End…) L’homme qui aime à répéter s’être toujours intéressé à « la grandeur et à la décadence des civilisations », n’a plus signé de long-métrage depuis 2007, ce qui ne l’a pas empêché d’empocher son premier Oscar à titre personnel il y a un an, pour le scénario de Call me by your Name de Lucas Guadagnino. Depuis New-York où il réside, l’homme joint par téléphone, s’éclaire la voix. « Tout ça, n’est pas si lointain finalement… »

Un tombeau redevenu palais

L’action des Vestiges du jour débute en 1959. Lord Harlington (James Fox) que Stevens (Hopkins) a continué de servir malgré les turpides de l’Histoire vient de mourir. Un riche américain (Christopher Reeves), ancien sénateur ayant jadis fréquenté le domaine lorsque l’hôte précédant y organisait des conférences internationales restées tristement célèbres pour leurs prises de position pro-nazies, l’occupe désormais. L’ancienne intendante du lieu Miss Kenton (Emma Thompson), avec qui Stevens formait un duo très efficace au mitan des années 30, écrit à son ancien collègue en souvenir du « bon vieux temps » Un « temps » très dur sous son autorité mais qui constituait néanmoins « les plus belles années » de son existence. Fraîchement séparée de son mari, Kenton aimerait « se rendre utile à nouveau » et reprendre du service. Elle lui propose donc un rendez-vous chez elle pour une rencontre informelle. Stevens touché, consent enfin à quitter le domaine le temps de congés qu’il ne s’est jamais autorisé à prendre et part pour quelques jours loin de ses bases. A Clevedon, petit port du comté du Sommerset. Ce voyage vers cet être dont tout porte à croire qu’il n’a jamais cessé de l’aimer en secret, est l’occasion pour lui de revivre les heures glorieuses de sa vie de majordome. Et voici, Harlington Hall s’éclairant à nouveau. Stevens plus fringant mais le visage tout aussi fermé règle l’incessant ballet de ses nouvelles équipes dans ce tombeau redevenu par le truchement du souvenir, un palais.

Pour James Ivory, le plus anglais des cinéastes américains, ce drame nostalgique où le sentimentalisme affleure sans jamais avoir la grossièreté de s’étaler, où les intérieurs bien rangés obligent à une mise en scène soyeuse, où les bonnes manières masquent souffrance et noirceur, est un écrin idéal. Pourtant le film devait voir le jour ailleurs. La Columbia propriétaire des droits du roman de Kazuo Ishiguro avait mis la chose en chantier avec Mike Nichols aux manettes à partir d’une adaptation signée du grand Harold Pinter. La structure proustienne du récit avait tout pour intéresser le célèbre dramaturge anglais qui avait vu son adaptation de La recherche du temps perdu avec son complice Joseph Losey avortée vingt ans plus tôt. C’est lui qui serait allé voir le réalisateur du Lauréat pour l’emmener à Harlington Hall. Encore raté pour Pinter ! L’histoire raconte, en effet, que Nichols dans l’avion qui l’emmène à Londres où il doit voir les futurs décors du film a des doutes. Il repart illico à Hollywood aussitôt arrivé tuant dans l’œuf ces Vestiges du jour et part sur tout autre chose : le thriller fantastique Wolf avec Jack Nicholson et Michèle Pfieffer, écrit par une autre sommité de la plume, Jim Harisson. Que s’est-il passé dans la tête de Mike Nichols ? Ivory n’en sait rien. Il était déjà en embuscade. « Je connaissais le roman depuis le tournage de Mr & Mrs Bridge en 1989, explique-t-il à l’autre bout du fil. L’un des acteurs me l’avait donné à lire, persuadé que j’en tomberai amoureux. C’était le cas, mais Pinter qui avait eu le manuscrit entre les mains avant sa publication préparait déjà son adaptation avec Nichols. Quand j’ai su que le projet était au point mort, j’ai organisé un déjeuner avec un executive de chez Sony pour me mettre sur les rangs. Avec le succès de Retour à Howards End, j’étais en odeur de sainteté. Ils ont accepté immédiatement me laissant libre de faire comme je voulais… » Dès l’origine du projet, il est acté qu’Anthony Hopkins serait Stevens. Le cinéaste qui reste sur le succès de leur précédente collaboration, est aux anges. L’acteur lui, s’étonne un peu de voir resurgir James Ivory avec ce projet qui sur le papier, sent la redite : « Mike [Nichols] m’avait d’abord proposé le rôle du majordome et j’ai accepté tout de suite, confie-t-il à Studio magazine au moment de la sortie du film. Le projet est ensuite passé dans les mains d’Ismail Marchant [producteur] et James Ivory, lesquels m’ont fait la même proposition, et ont tout de suite choisi Emma Thompson pour incarner la gouvernante. Immédiatement, on a dit à James : « Mais vous venez déjà de faire Retour à Howards End avec nous deux ? » Il nous a répondu : « Je sais, et alors ? » J’avoue que je continuais à me poser la question sur le tournage. » Ivory s’étonne encore aujourd’hui de ce rapprochement tant les deux films outre leurs ancrages très anglais, ne se passent ni à la même période, ni ne traitent du même type de personnages. Le service marketing de la Columbia fera, on s’en doute, moins le difficile et le prestige d’Howards End servira ouvertement de blason aux Vestiges du jour.

Exit Harold Pinter et… Meryl Streep

Hopkins est le seul survivant du projet de Nichols. Le scénario d’Harold Pinter jugé trop radical, cynique et désincarné déplait à James Ivory. Ce dernier est toutefois gêné aux entournures à l’idée de devoir dire au célèbre écrivain que son texte ne convient plus. Il lui propose donc de le créditer comme coscénariste. Pinter s’en fout royalement et accepte de disparaître du générique alors même que des pans entiers de sa prose seront conservés. La réécriture est confiée à Ruth Prawer Jhabvala, pierre angulaire de la  maison de production Merchant-Ivory et tout juste oscarisée pour Retour à Howards End. La romancière -  retravaille à partir du texte original d’Ishiguro. « Pinter a pris d’emblée ses distances avec notre film, ajoute Ivory. Il faut bien comprendre qu’il n’a jamais eu des relations passionnelles avec l’aristocratie anglaise et l’establishment de manière générale. C’est un euphémisme que de dire ça. Il était plus proche de la middle class. Son script était donc très sarcastique. Or mon but n’était pas de passer par la satire mais au contraire d’épouser entièrement l’intériorité de Stevens, un être respectueux des us et coutumes d’un monde où il occupe une place bien précise. » 

Face à Stevens - ou plutôt à ses côtés - il y a donc Miss Kenton, dont les manières plus décontractées désarçonnent le majordome en même temps qu’elles le séduisent. Le nom d’Emma Thompson ne met pas longtemps à sortir du chapeau. L’actrice, oscarisée elle-aussi pour Howards End, incarne à merveille le charme, l’impertinence et l’excentricité britanniques. Elle sera parfaite. A Hollywood, les agents artistiques aimeraient pourtant que les choses soient un peu moins limpides. La Columbia demande ainsi au cinéaste de considérer une liste d’actrices américaines idéales pour le rôle. « C’était absurde d’autant que tout le monde savait qu’Emma aurait le rôle. Je me suis donc retrouvé à devoir montrer un semblant d’intérêt pour des comédiennes aussi prestigieuses que Meryl Streep. » Le studio laisse bientôt toutes les clefs du film à la société Merchant-Ivory qui ne s’embarrasse pas de politesses et avance à la façon d’une armée. Ou presque : « Nous fonctionnions comme le gouvernement américain. J’étais le président, Ismail [Merchant] représentait le Congrès et Ruth [Prawer Jhabvala], la Cour Suprême. Je n’intervenais pas directement dans leurs affaires, mais ma validation était nécessaire… » Les repérages se concentrent dans le sud-ouest de l’Angleterre où différentes propriétés serviront à tourner les intérieurs et les extérieurs d’Harlington Hall. Le tournage débutera par les séquences finales sur le port de Clevedon où Stevens et Kenton tel le vieux couple qu’ils n’ont jamais été, se font des adieux déchirants sous une pluie artificiellement battante. Fin septembre 1992, l’été indien réchauffe rarement les côtes anglaises. Et l’automne prend ses quartiers d’hiver bien avant l’heure…

« Fatiguée et désorganisée… »

Dans ses carnets de tournage tenus pour Première, Emma Thompson évoque ainsi de longues balades entre deux prises avec son compagnon - le cinéaste et acteur Kenneth Brannagh - sur une plage battue par les vents. Sur elle, la comédienne porte encore les oripeaux de Miss Kenton et sa mise « vieillotte » lui donnant des allures d’une dame d’un autre âge (Thompson a 33 ans au moment du tournage) « Je ressemble à mère. Bizarre » écrit-elle amusée dans ses carnets. A l’orée des années 90, Emma Thompson, est donc une actrice fraîchement auréolée d’or hollywoodien. Sa carrière vient à peine d’être lancée grâce notamment à son travail avec Kenneth Brannagh (Dead Again, Peter’s Friends, Beaucoup de bruit pour rien…) Dans ses souvenirs du tournage des Vestiges du jour, il est d’ailleurs beaucoup question de« Ken », alors en pleine préparation de son Frankenstein avec Robert de Niro. Brannagh fait ainsi de fréquents allers retours entre Londres et la campagne anglaise. Pour autant, c’est la solitude d’une actrice prise dans la spirale chaotique du plan de travail d’un long-métrage qui transparait de ce journal intime. En date du mardi 22 septembre 1992, elle écrit depuis sa chambre d’hôtel : « 21h30. Fatiguée et désorganisée. Me sens légèrement déboussolé par ce plongeon dans un autre boulot/autre monde. Pas vraiment plaisant, mais c’est quand même un privilège. » Ou encore. « Mardi 17 novembre : Debout à 5h30. Me suis traînée vers la douche, enfilant mon bonnet de bain par-dessus mon chapeau en velours côtelé. Me suis regardée dans le miroir. Contente que Ken ne soit pas là. » Concernant son personnage, elle aime à prendre ses distances avec cet être dont elle partage certes le piquant mais pas les frustrations: « Je me sens vraiment soulagée de ne pas être Miss Kenton, cette jeune femme qui gâche sa vie avec un homme qu’elle n’aime pas, juste pour contrarier celui qu’elle aime. » Ce dernier, c’est bien-sûr le stoïque et refoulé Stevens.

« Lâche-moi, pauvre salope ! »

Anthony Hopkins, que sa partenaire de 20 ans sa cadette surnomme affectueusement « Old Blue Eyes », est déjà une star accompli. Sur les planches (il a été repéré par Laurence Olivier sur la scène du Royal Court Theatre dès 65) et le grand écran : Elephant Man de David Lynch (1980) mais surtout Le silence des agneaux de Jonathan Demme (1991) où son incarnation du mythique Docteur Hannibal Lecter semble désormais infuser dans toutes les autres. « Ce que j’aime chez Stevens c’est sa tranquillité, sa quiétude, je dirais presque, son immobilisme poursuit Hopkins dans les colonnes de Studio magazine. Je suis devenu au fil du temps, assez bon dans ce genre de rôles ! J’ai mis des années à apprendre l’économie de moyens, la retenue. Même Hannibal le cannibale qui est pourtant à l’opposé de Stevens le majordome. Je m’amuse beaucoup plus  avec des rôles comme ça aujourd’hui. Peut-être est-ce parce que, lorsque j’étais jeune, que je jouais Shakespeare au théâtre, j’aimais l’outrance, j’aimais déplacer du vent, j’aimais exagérer et en faire trop. » Et de fait ici, le comédien travaille l’épure, c’est la caméra de James Ivory qui vient chercher en gros plan, ici un léger froncement de sourcil traduisant le malaise, là un geste réprimé au dernier moment mais dont l’audace qui l’a vu naître est encore palpable... Une subtilité qu’Emma Thompson aux premières loges raconte ainsi. « Mercredi 18 novembre : On a fini le plan général avant le déjeuner, il m’a semblé que le climat de la scène était parfait. Tony [Anthony Hopkins] faisait un mouvement minuscule avec ses lunettes, en les essuyant avec sa feutrine. Ca illustrait parfaitement la gêne se Stevens dans ce qui est devenu inopinément une scène d’amour. La douleur des moments gâchés…. » Parfois les choses sont toutefois, moins moelleuses. Comme ce vendredi 20 novembre : « 13h. Quelques scènes avec Tony, comme dans un rêve. Nous sommes passablement surexcités et je le mords très fort au coude. Il hurle : « Lâche-moi, pauvre salope ! » »

Un accrochage qui trouve peut-être son explication, la veille au matin, lorsqu’une amie de l’actrice assiste au tournage et subjuguée par la force de son partenaire, lui dit : « Mon Dieu, il a tellement de puissance ! Comment arrives-tu à travailler avec lui ? », « Parce que j’ai beaucoup de puissance aussi » lui répond-elle piquée au vif. Mais l’amie insiste: « Oui, mais tu n’es pas un homme » Thompson ne peut que noter fataliste : « Je me rends compte une nouvelle fois combien nous sommes conditionnées. Nous les femmes, nous manquons trop souvent de confiance en nous. »

Basses températures et vieilles dentelles

De son côté Ivory se souvient d’un tournage paisible avec pour seuls désagréments les incessants voyages d’un endroit à un autre et des températures qui dans ces vieilles demeures ont du mal à grimper. Si Emma Thompson évoque parfois des disputes entre Ismail Merchant, le producteur et son cinéaste (qui étaient aussi amants à la ville), ce dernier avoue ne plus se souvenir très bien de leur teneur exacte. « Il est vrai que j’avais peut-être tendance à insister pour obtenir toujours plus de figurants pour les scènes en extérieur. Emma a dû assister à une querelle de cet ordre. Ismail pensait que je n’avais pas besoin d’une foule pour suggérer la vie autour de mes personnages principaux. Il avait sûrement raison au final. Je ne pouvais cependant pas m’empêcher de vouloir en rajouter, parfois, je demandais à quelqu’un venu visiter le tournage de mettre un pardessus et d’entrer dans le champ. »  Des soucis très relatifs dans un film dont l’intrigue est en grande partie retenue entre les quatre murs et les « milliers » de pièces d’Harlington Hall. Stevens et Miss Kenton sont, en effet, presque seuls au monde. Ces deux-là s’observent, se frôlent parfois, confinés dans une bulle dont ils n’ont pas conscience de l’existence eux-mêmes.  

En démarrant le film, personne ne connaît avec précision, le comportement exact d’un majordome au service d’un lord dans l’Angleterre des années 30. Il faut donc dépêcher sur le plateau un spécialiste capable de corriger, voire de trancher. Ce spécialiste c’est l’ancien Butler de Buckingham Palace, à la retraite après de 50 ans au service de la couronne d’Angleterre. Ca aide. «Il nous indiquait comment bien disposer un couteau sur une table, le nombre de centimètres qu’il fallait laisser entre l’assiette et la fourchette, la façon de servir du vin... Parfois, il se retrouvait lui-aussi bloqué car la façon de se comporter auprès de la Reine n’est pas la même face à un aristocrate. Les propriétaires des lieux où nous tournions prenaient alors le relais et n’hésitaient pas à venir me voir après une prise pour s’étonner de certaines aberrations. Comme la fois où le vieux père de Stevens fraîchement engagé dans l’équipe des majordomes, sert timidement la main de son maître pour le remercier. Sacrilège ! On ne serre pas la main à un lord. Même le médecin de famille ne pouvait pas se le permettre ! » Bigre.

Emma Thompson s’est inspirée de sa propre rupture pour Love Actually

« Carton plein ! »

Dans ses carnets, Emma Thompson, s’amuse de ces aéropages d’aristocrates présents sur un tournage où il faut jongler entre concentration et mondanité. Saint-Simon et Proust ne sont jamais bien loin. « Samedi 21 Novembre : Visite de la princesse Michael de Kent. La duchesse de Beaumont fait irruption, en demi-bottes couleur crème, avec un troupeau d’aristocrates et leurs progénitures. Ils vont tous s’entasser dans la chambre minuscule de « Père » (référence au père de Stevens) La prise est arrêtée, on serre des mains et on reste là avec des sourires idiots (nous). La princesse Michael, une jolie frimousse mobile, des cheveux blonds et une bouche fantastique. La duchesse éclate de rire dans son nuage de pulls. Je veux l’épouser. Dans ces circonstances – environné d’altesses royales, à se faire complimenter -, James est drôle. Il sourit gentiment, ses pointes de pieds se tendent encore et il a l’air d’avoir 14 ans. Chacun bavarde un moment puis la duchesse chasse tout le monde. On recommence. »

Les  jours s’enchainent ainsi dans une sorte d’incessant et élégant ballet où même le rhume de son actrice principale ne doit pas gâcher la perfection d’un tournage qui aimerait tant ressembler au monde qu’il décrit. Le fidèle chef opérateur Tony Pierce- Roberts qui a déjà travaillé sur Chambre avec vue et Retour à Howards End, ne cherche d’ailleurs pas à réinventer la lumière des manoirs pour en restituer leur beauté naturelle, il se contente de la saisir in situ. Pas de prises de vue en studio pour ces Vestiges du jour, le cinéaste croit à la vérité de ces lieux chargés d’histoire. James Ivory refuse toutefois de passer pour l’américain raffiné amoureux d’une aristocratie anglaise qu’il l’aurait toujours fasciné. « Je ne raisonne pas entre terme de frontières. Lorsque je m’immerge dans une culture, comme avec l’Inde il y a plusieurs années, je peux, il est vrai, en adopter certains comportements. Il faut avoir la force de se projeter corps et âme pour essayer de comprendre ce qui nous entoure mais faire attention de ne jamais se perdre… » Et ajoute pour mieux enfoncer le clou : « … J’ai certes des amis aristocrates anglais, pour autant je vis à New York et non dans un manoir du Somerset. »  La sortie des Vestiges du jour en novembre 93 aux Etats-Unis (il faudra attendra le 23 février 94 en France) est triomphal. Les pontes de Columbia ont organisé quelques temps avant, une projection test à Santa Monica pour voir comment un public à priori très éloigné de l’univers décrit réagirait. « Carton plein » se souvient le cinéaste qui remarque toutefois que dans certains pays - et le sien en particulier - l’extrême docilité de Stevens face à son maître est mal comprise et provoque des ricanements. « J’étais surpris que certains journalistes et critiques, même parmi les plus intellectuels, considèrent Les vestiges du jour comme une comédie. Il est vrai qu’aux Etats-Unis, les codes de l’aristocratie anglaise nous sont totalement étrangers. On ne verrait jamais un serviteur se comporter avec autant de déférence. »

Transe harmonieuse

Revoir aujourd’hui ces Vestiges, c’est se plonger dans ses propres souvenirs cinéphiles tout en épousant les pulsations de la mémoire des êtres qui hantent Harlington Hall. Ce qui nous avait peut-être paru à l’époque un poil guindé et étriqué se révèle au contraire d’une légèreté exemplaire. Tout est fluide et semble glisser dans une sorte de transe harmonieuse. Mais loin de susciter l’apaisement, cette grâce que rien ne semble pouvoir entacher rend encore plus palpable le malaise suscité par Stevens dont chaque geste, chaque pas, chaque phrase, semblent dire le contraire de ce qu’ils sont censés exprimer. Stevens aura ainsi passé son temps à cacher les impuretés qui juraient avec le bon alignement d’un quotidien immuable. Son père meurt ?  Pas le temps de s’émouvoir, le service de « monsieur » n’attend pas ; Miss Kenton fait des avances ? Au diable, les sentiments qui le détourneraient de son but. Quant aux riches convives, ils disent des horreurs et ne semblent pas mesurer l’ampleur de la barbarie nazie, il faut toutefois continuer à les choyer en silence… Un élan passionné dans les derniers instants, lorsque Stevens et Miss Kenton se retrouvent bien des années plus tard, oblige cependant à un débordement. Une digue émotionnelle saute et Ivory n’hésite pas à pousser les curseurs un peu plus haut (pluie diluvienne, éclairage stylisé, gros plans sur des mains qui s’éloignent une dernière fois…) Pour un peu, on dirait un mélodrame de Douglas Sirk. Ivory sèche nos ardeurs : « Mes souvenirs de ce cinéma-là datent de mon adolescence, il n’y a aucune influence à chercher de ce côté-là. Le seul film qui j’ai revu pendant la préparation c’est Rebecca. La façon dont Alfred Hitchcock joue avec l’intérieur de cette maison hantée par son ancienne maîtresse est exemplaire… » L’homme n’est pas du genre à s’étendre sur ses références et ne sur-interprète rien. Il reste précis et concret. « C’est vrai que pour la scène des adieux, on n’a pas lésiné sur la pluie artificielle. Pour que ce soit visible à l’écran, il fallait un véritable déluge… »

Avant de raccrocher, on ne résiste pas à la tentation d’évoquer Downton Abbey. A-t-il vu la série ? Si oui, s’est-il amusé d’une éventuelle ressemblance avec son film ? James Ivory reste d’abord évasif, pas vraiment surpris de la question et admet même avoir regardé le premier épisode et trouvé ça plutôt « bien fait. » Pas plus. « Je ne regarde pas trop la télévision vous savez… »  Il marque une courte pause et reprend : «  Comment s’appelle déjà l’auteur de ce programme ? », « Julian Fellowes » précise-t-on. « Il est venu sur le tournage des Vestiges du jour. C’était un ami d’Anthony Hopkins. Je me souviens d’un homme très discret, poli, mais… » Il y a forcément un « mai », «… L’homme s’est vexé quand je lui ai proposé de jouer les figurants. Il a refusé poliment. Je n’ai pas insisté… » A cette époque Julian Fellowes est comédien et s’apprête à tourner avec Anthony Hopkins dans Les ombres du cœur de Richard Attenbourough. Il est tout à fait compréhensible qu’il ait moyennement aimé la proposition. Nous raccrochons avec James Ivory restant sur cette dernière anecdote lâchée sans qu’une once de malice fût perceptible dans la voix de notre interlocuteur. Fellowes sur le plateau Les vestiges du jour, a joué sans le savoir les espions pour ses projets futurs… Notre boucle est bouclée ! Les portes d’Harlington Hall peuvent se refermer à nouveau sur ses propres fantômes.

 

Les vestiges du jour de James Ivory a 20h40 sur OCS Géants


Un autre film Downton Abbey est bien en préparation